Jonathan Louli, mars 2020, « Les politiques de lutte contre l’exclusion et la pauvreté », in Pages Rouges et Noires (en ligne)
Cours donné à l’IRTS de Montrouge les 28 février et 6 mars 2020 dans le cadre du « tronc commun » aux 1ères années ES – EJE – AS
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Diapo – Partie 1 : Introduction générale (28/02)
Diapo – Partie 2 : les « Trente Glorieuses » (28/02)
Diapo – Partie 3 : la fin des « Trente Glorieuses » (28/02)
Diapo – Partie 4 : le Social depuis les années 1980 (06/03)
Diapo – Partie 5 : les politiques de lutte contre l’exclusion (06/03)
Plan du cours :
- Séance 1 (28/02)
– Introduction générale : caractériser pauvreté / exclusion et leur actualité
– 1945 – années 1970 : les « Trente Glorieuses » et la construction de l’Etat Providence
– Années 1970 – 1980 : fin des « Trente Glorieuses » et apparition de l’exclusion, de la « nouvelle pauvreté », du chômage de masse
- Séance 2 (06/03)
– Le Social depuis les années 1980 : de la marchandisation à l’industrialisation
– Les logiques générales des politiques de lutte contre l’exclusion
Séance 1 (28/02)
Introduction
Pauvreté et exclusion sont des phénomènes d’actualité, nous en avons tous différentes représentations : SDF, « assistés », Gilets Jaunes… ? On parle parfois de la « France d’en bas »
Cf. Olivier Masclet, Séverine Misset, Tristan Poullaouec (dir.), La France d’en bas ? Idées reçues sur les classes populaires, Paris, Editions Le Cavalier Bleu, coll. « Idées reçues », 2019. Note de lecture disponible en cliquant ici.
Pour mieux saisir, mesurer, observer les phénomènes de pauvreté et exclusion, on peut jeter un œil aux travaux de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES). Cet observatoire rend des rapports publics au gouvernement. Il a fait paraître un communiqué de presse le 23 octobre 2019 suite au rapport de l’INSEE sur l’augmentation de la pauvreté en 2018 :
Ces expertises de l’INSEE et de l’ONPES proposent une définition statistique de la pauvreté qui considère que le seuil de pauvreté en dessous duquel on considère une personne comme étant en situation de pauvreté correspond à 60% du revenu médian.
Le revenu médian en France ces dernières années était de 1800€ nets mensuels. Cela signifie que 50% de la population gagne + de 1800€ nets mensuels et 50% de la population gagne – Le salaire médian est un chiffre différent du salaire moyen.
Par conséquent, très concrètement, actuellement en France le seuil de pauvreté s’élève donc à 1000€ nets mensuels pour une personne seule. Ce chiffre donne un indice par rapport à la pauvreté monétaire. C’est dans une situation de pauvreté monétaire que la plupart des risques d’exclusion sociale se présentent (logement, mobilité / voyage, formation / qualification / culture…), même si pauvreté et exclusion ne sont pas tout à fait la même chose.
En 2018 selon l’INSEE la pauvreté monétaire a augmenté et concerne dorénavant 9,3 millions de personnes. L’INSEE et l’ONPES expliquent cette augmentation par deux facteurs :
- Un accroissement des inégalités de revenu dû à l’augmentation des revenus financiers (spéculations boursières) que concentrent de plus en plus les « ménages les plus riches » et les très grandes entreprises. En diminuant les impôts de ces acteurs économiques extrêmement fortunés, les pouvoirs publics se privent d’une partie de leurs propres budgets.
- La conséquence de cette concentration des richesses est que les services publics et les aides sociales sont plus difficiles à financer par les pouvoirs publics : la baisse des prestations sociales et notamment de l’Aide Personnalisée au Logement (APL), a elle aussi un fort impact sur le niveau de la pauvreté et de l’exclusion dans le pays.
Extrait du communiqué de presse de l’ONPES :
On voit que ce sont des choix politiques (diminution d’impôts pour certains, diminution des aides sociales pour d’autres…) qui contribuent à alimenter la pauvreté et donc les exclusions, ces phénomènes ne sont pas des fatalités mais semblent résulter d’un refus de lutter contre les inégalités socioéconomiques, au profit des classes favorisées, comme l’indique également le rapport de l’association OXFAM publié le 20 janvier 2020 :
Cf. « Oxfam dénonce l’indécence des inégalités mondiales », le 20/01/2020
Si des choix politiques sont faits par la « main droite » de l’appareil d’Etat, on peut donc se demander s’il y a des choix politiques qui sont faits par sa « main gauche » pour lutter contre ces phénomènes ? Autrement dit, si la politique de répartition des richesses et d’austérité dans les aides sociales contribue à l’accroissement de la pauvreté, quels sont les enjeux et le fonctionnement des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion qui sont censées compenser ces inégalités ?
Ces politiques de lutte contre l’exclusion et la pauvreté se déploient en 3 volets :
PROTECTION SOCIALE | POLITIQUES SOCIALES SPECIFIQUES | TRAVAIL SOCIAL |
Nombreuses réformes d’actualité :
– Sécurité sociale – Chômage – Prime d’activité – APL – Retraites – « Loi travail » – … Elle est partout car elle est universelle : maternité, accidents du travail, handicap… |
Politiques ciblées, sectorielles (non universelles) Elles émergent à partir des années 1980 |
Interventions de terrain mandatées, réglementées, financées par l’Etat
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En tant que travailleuses et travailleurs sociaux, nous sommes impliqués dans les politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, même si cela n’est pas toujours notre cœur de métier ni notre compétence principale. Il y a donc un véritable enjeu à se construire une grille de lecture générale pour mieux se situer par rapport aux autres dispositifs politiques de lutte contre la pauvreté et exclusion. Je vais vous proposer une grille construite autour de deux axes, deux temps : avant et après les années 1980.
Mon propos dans la partie suivante s’appuiera principalement sur deux ouvrages généraux que je vous recommande, car ils sont très complets et peuvent être souvent utiles :
Henri Pascal, Histoire du travail social. De la fin du XIXe siècle à nos jours, Rennes, Presses de l’EHESP, coll. « Politiques et interventions sociales », 2014, 316 p. Note de lecture disponible en cliquant ici.
Valérie Löchen, Comprendre les politiques sociales, Paris, Dunod, 4ème édition, 2013, p.269-363
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1945 – années 1970 : La montée en puissance de «l’Etat Providence»
La guerre 39-45 fait prendre conscience de la nécessité de s’occuper des victimes et des démunis : enfants des rues, familles disloquées, malades et blessés, etc. Une grande partie du patronat, de la droite et de l’extrême droite ont activement collaboré avec la barbarie du IIIème Reich, ce sont donc les Résistants, communistes et gaullistes, qui récupèrent le pouvoir. Le Gouvernement provisoire de la république française (GPRF) qui voit le jour au sortir de la guerre applique alors le programme du Conseil national de la résistance (CNR). C’est ainsi qu’est rapidement adoptée l’ordonnance du 4 octobre 1945 qui crée la Sécurité sociale. L’exposé des motifs de cette ordonnance ne donne pas de doute sur la volonté des Résistants de construire une solidarité universelle, pour panser les plaies des inégalités, des divisions et de la haine causées par les fascistes et l’extrême droite au pouvoir :
« La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère »
Le film documentaire La sociale, de Gilles Perret (2016) retrace la construction de la Sécurité sociale
Site officiel du film avec la bande-annonce
La Sécurité sociale est la base de la protection sociale. Les législateurs l’ont construite comme une couverture universelle contre les risques de la vie, à travers différentes « branches » :
- branche maladie (maladie, maternité, invalidité, décès) ;
- branche famille (dont handicap et logement…) ;
- branche accidents du travail et maladies professionnelles;
- branche retraite (vieillesse et veuvage)
Première question susceptible d’être posée à l’examen : Pouvez-vous présenter le contexte spécifique des Trente Glorieuses, ainsi que le processus de construction de l’Etat Providence, et les formes de pauvreté rencontrées par les acteurs de l’époque ? Pouvez-vous notamment mettre l’accent sur le lien entre Etat Providence et lutte contre la « pauvreté marginale » durant les Trente Glorieuses ?
Ce qu’il est important d’avoir à l’esprit c’est que la « Sécu » et l’idée d’une protection sociale universelle se constituent dans une période où le chômage n’existe quasiment pas. Il est donc possible de baser son financement sur les cotisations des personnes en emploi, et de reverser en cas de besoin à chacun son « salaire différé ». Des organismes représentant les salarié.es et les patrons sont impliqués dans la gestion de la Sécu.
On parle en effet de Trente Glorieuses pour évoquer une période d’une trentaine d’années (1945 – années 1970) durant laquelle la croissance économique et la croissance démographique étaient très fortes : « baby-boom », appel à la main d’œuvre des colonies et d’Europe de l’est pour la reconstruction et l’industrialisation… (Valérie Löchen, Comprendre les politiques sociales, Paris, Dunod, 4ème édition, 2013, p. 273).
Durant les Trente Glorieuses la pauvreté et l’exclusion sont très différentes de ce qu’elles sont actuellement donc la lutte contre la pauvreté et l’exclusion est très différente également : Serge Paugam parle d’une « pauvreté marginale».
La « pauvreté marginale » concernerait pendant les Trente Glorieuses surtout des «inadaptés de la civilisation moderne» (Paugam), pris en charge par l’action sociale et le travail social qui se développent à l’époque. – exemple : la prévention spécialisée dit lutter contre les « risques d’inadaptation ». ATD Quart Monde appelle à la mobilisation en faveur des « sous prolétaires».
La lutte contre la pauvreté et l’exclusion n’était pas une politique publique en soi puisque la croissance économique et le plein emploi permettaient d’importants investissements de l’Etat Providence dans le Social, ce qui avait un fort effet préventif et sécurisant face aux risques sociaux : droit du travail et condition salariale (conventions collectives 1951, 1966…), protection sociale universelle et généreuse, logement social, politiques sociales et actions sociales préventives et curatives (enfance, vieillesse, handicap)… (Pascal Henri, Histoire du travail social en France, Rennes, Presses de l’EHESP, p. 176 – 210).
L’Etat se structure en structurant ses champs et objets d’intervention : il se dote de bureaucraties, d’administrations, de fonctionnaires spécialisés, d’outils de gestion… Se constitue un Etat Providence, ou Etat Social. Sa montée en puissance implique une institutionnalisation des différentes initiatives émergeant souvent de la société civile. Institutionnalisation = reconnaissance symbolique et réglementaire (discours publics, colloques, lois…) + développement matériel (financements, infrastructures, recrutements…), mais rigidification des principes et du fonctionnement. L’institutionnalisation structure mais encadre, en même temps. Le cas de la prévention spécialisée l’illustre assez bien, comme je le montre dans le premier chapitre de mon ouvrage sur le métier d’éducateur ou éducatrice de rue, ainsi que dans cet historique synthétisé de la prévention spécialisée. Les mouvements de Mai-68 pour plus de liberté vont perturber cette extension de l’Etat Providence.
En Mai-68, la population jeune, étudiante, lycéenne, est très nombreuse, du fait de la croissance démographique, du « baby boom ». Une culture jeune émerge (mouvements « Yéyés », hippies, rock’n’roll…), des organisations de jeunesse (scoutisme, éducation populaire…), ainsi qu’une jeunesse déviante médiatisée (blousons noirs).
La jeunesse est de plus en plus exaspérée face à la montée en puissance de l’Etat, aux développement de l’autorité et du paternalisme, mais aussi par les guerres coloniales qui font rage en Algérie, en Indochine (Henri Pascal, Histoire du travail social en France, Rennes, Presses de l’EHESP, p.165-172). Les mouvements de jeunesse, notamment dans le monde étudiant, lancent la mobilisation, et sont suivis par les ouvriers. Une grève et un mouvement immenses éclatent. Les revendications dépassent l’amélioration des conditions de vie : face à l’Etat et ses institutions, les gens demandent davantage de liberté, une reconnaissance des individualités, davantage de démocratie.
L’impact de Mai-68 dans le Social a été très profond. Marcel Jaeger, professeur au CNAM, fait observer que : « Si Mai 68 a transformé l’ensemble de la société sous l’angle du rapport à l’autorité, cela a été d’autant plus fort chez les travailleurs sociaux, marqués désormais par une approche humaniste et démocratique de la prise en charge des personnes les plus vulnérables« . Les valeurs libertaires et démocratiques de Mai-68 amènent beaucoup de travailleuses et travailleurs sociaux à critiquer l’institutionnalisation des secteurs qu’ils observent à travers la multiplication des institutions fermées, des bureaucraties, des hiérarchies… Dans le Social aussi, on réclame un pouvoir moins vertical.
Cf. Marcel Jaeger, 2018, « Mai 68 : la deuxième naissance du travail social », in The Conversation)
Cf. Henri Pascal, Histoire du travail social en France, p.212-219
2. Années 1970-1980 : fin des Trente Glorieuses et de l’Etat Providence
On pensait qu’après Mai-68 le Social atteindrait son apogée à travers une institutionnalisation et une démocratisation croissantes, mais ce développement est entravé par le début de la crise économique. Les années 1970 – 1980 vont être une période de grande remise en question du mode de production hérité des Trente Glorieuses, un système économique fondé sur des productions industrielles et une consommation de masse caractéristiques de la période de croissance où la plupart des gens avaient leur place.
Avec les chocs pétroliers de 1973 et 1979, la civilisation du pétrole et le mythe industriel sont ébranlés : on se rend compte de notre dépendance au commerce international de ces énergies fossiles, on commence à se demander ce qu’il se passera lorsqu’il n’y aura plus de pétrole. La hausse du prix du pétrole engendre l’augmentation de tous les prix, un ralentissement de la consommation, des profits des entreprises, le début de multiples vagues de licenciements car les actionnaires et classes possédantes veulent conserver leurs niveaux de revenus, et l’apparition du chômage de masse. La répartition de l’emploi et du temps de travail commencent à être questionnée, par exemple par le philosophe écologiste André Gorz.
La protection sociale universelle commence à s’enrayer en raison des difficultés de financement et d’accès aux droits sociaux du fait du nombre croissant de personnes qui sont privées d’emploi. Il y a une rupture de l’égalité et de l’universalité : les privés d’emploi sont de plus en plus nombreux et parmi eux et elles beaucoup sont confrontés à une « nouvelle pauvreté », qui engendre de l’exclusion. Ce retour des inégalités révèle que l’injustice sociale perdure, car toutes les classes sociales ne sont pas exposées de la même manière aux risques de chômage, de pauvreté et d’exclusion, et certaines continuent à concentrer les richesses et les pouvoirs. C’est dans ce contexte qu’apparaît la notion d’exclusion.
Deuxième question susceptible d’être posée à l’examen : Pouvez-vous présenter le contexte de fin des Trente Glorieuses dans lequel émerge la notion d’exclusion, les concepts auxquels elle fait référence, notamment à la suite de la prise de position de René Lenoir, et ce qu’implique ces références, notamment, à l’« inadaptation » ?
La notion d’exclusion arrive dans les débats publics à partir de la publication du livre de René Lenoir Les exclus en 1974. Haut fonctionnaire et homme politique, René Lenoir est secrétaire d’Etat à l’action sociale sous la présidence du libéral (mais pas néolibéral) Valérie Giscard d’Estaing, et participera à faire adopter la célèbre loi de 1975 sur le handicap, très influencée par ses prises de position sur les « exclus », les « handicapés », les « inadaptés ». Jeannine Verdès, sociologue proche de Pierre Bourdieu, a analysé dans un bref article de l’époque les principales positions que René Lenoir et ses compagnons intellectuels développent au sujet des « exclus ».
La sociologue fait observer que «exclusion» reste une notion très proche de celle d’«inadaptation», qui renvoie aux «classes dangereuses», les classes pauvres qui font peur aux bourgeois depuis le XIXème siècle, l’époque du paupérisme ouvrier :
Extrait de l’article de Jeannine Verdès à propos du livre Les exclus de René Lenoir
Parler des « exclus » semble une nouvelle manière libérale et moderne de pointer les « classes dangereuses », c’est une nouvelle façon d’inciter les « inclus », les milieux favorisés, à aider les « exclus » pour éviter les révoltes. Cette nouvelle façon d’aborder les inégalités socioéconomiques fait davantage primer la dimension morale (aider les individus) et moins la question politique et démocratique (transformer la société, l’économie, la répartition du pouvoir…). La notion d’exclusion peut donc incarner une vision morale et dépolitisée de la pauvreté et des inégalités, et qui rend responsables de leur sort les « exclus » alors qu’ils ont finalement peu de pouvoir sur lui. Cette notion ne voit pas la responsabilité que pourraient avoir les «exclueurs», qui concentrent les pouvoirs économiques et politiques. Telle est la première caractéristique fondamentale du libéralisme moderne qui domine les classes dirigeantes dans les années 1970 : chacun est responsable de ses réussites et de ses échecs.
Une crainte de dualisation (ou « fracture sociale« , division en deux camps opposés) de la société apparaît au sein des classes dirigeantes avec ce retour des inégalités. Les détenteurs des pouvoirs économiques et politiques mettent en application les politiques traditionnelles du libéralisme moderne :
- Pour lutter contre les inégalités on considère qu’il faut favoriser l’emploi : c’est le début des politiques dites d’insertion (Missions Locales). On ne considère pas, par exemple, qu’il faut répartir les richesses et les pouvoirs différemment.
- Pour favoriser l’emploi on considère qu’il faut favoriser les profits des entreprises, la croissance économique, pour qu’elles embauchent. On commence à diminuer les taxes pour certaines entreprises ou certains contrats de travail. On ne considère pas, par exemple, qu’il faut revoir la répartition du temps de travail.
- Pour favoriser la croissance économique on considère qu’il faut favoriser la compétition, la concurrence, donc les logiques marchandes. On privatise, on met en place des politiques de « dérégulations » qui sont censées laisser davantage de marge de manoeuvre aux entreprises. On ne considère pas, par exemple, qu’il faut favoriser les salaires et la consommation, ou que d’autres logiques peuvent favoriser la croissance économique (l’économie solidaire, l’économie sociale, l’altermondialisme, l’écologisme…)
En résumé, l’idéologie libérale postule que :
Compétition marchande = profits pour les entreprises = embauches
Devant l’ampleur de la crise économique et l’incapacité des politiques libérales à lutter contre le chômage de masse, la « nouvelle pauvreté », la crise sociale, certains s’inspirent des idées de dirigeants anglo-saxons (Reagan, Thatcher…) qui ont radicalisé le dogme libéral. Ce courant de pensée néolibéral devient important dans les années 1980 et veut aller plus loin que le libéralisme, pour mettre l’Etat au service des logiques marchandes, pour permettre à celles-ci de s’étendre à toute la société : de nombreux chercheurs parlent d’ « invasion néolibérale« . Le courant néolibéral, malgré différentes évolutions, est toujours la matrice générale de l’action de l’Etat et des positions des classes dirigeantes actuellement.
Cf. Un article du sociologue Pierre Bourdieu dans Le Monde Diplomatique qui définit le néolibéralisme comme « un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur».
Les chercheurs pointent principalement deux conséquences :
- Le démantèlement de l’Etat Providence, des protections sociales et des services publics, au profit des logiques de concurrence marchande : privatisations, dérégulations, délocalisations, individualisation des droits sociaux…
- Le « culte de la performance » (A. Ehrenberg) qui fait de l’entreprise un modèle culturel, chacun étant enjoint à être entrepreneur de soi-même, responsable de son parcours : c’est la montée d’un individualisme libéral…
Avec le recul, on peut tirer un bilan de 30 à 40 ans de néolibéralisme :
- Les inégalités, le chômage et la pauvreté persistent (délocalisations, robotisation, travail précaire, concentration des richesses…)
- Les tensions sociales se multiplient car les classes dirigeantes et médias doivent trouver des boucs-émissaires : « inadaptés », « assistés », « banlieues », « gens du voyage », «musulmans», « féministes »… Avant les années 1980, le Front National n’était qu’une secte minoritaire.
Dans ce contexte de bouleversements économiques, d’évolutions sociales et politiques rapides, apparaissent les politiques de lutte contre l’exclusion. Souvent, elles s’adressent principalement à des publics que les travailleuses et travailleurs sociaux accompagnent, que vous allez devoir accompagner.
On peut se demander dans quelle mesure le travail social est transformé par les politiques de lutte contre l’exclusion, par la nouvelle pauvreté et par l’environnement des politiques néolibérales dans lequel ces thèmes ont émergé ? Que devient dans ce contexte le désir de démocratie et de liberté qui avait émergé avec Mai-68 et transformé le Social ?
Séance 2 (06/03)
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Le Social depuis les années 1980 : de la marchandisation à l’industrialisation ?
Quelles sont les conséquences, dans le Social, du néolibéralisme et de la marchandisation généralisée qui se déploient depuis les années 1980 ? Après plusieurs années de recherches en sociologie et anthropologie, de réflexions et de militantisme, d’échanges avec des collègues, et de pratique professionnelles dans le Social, j’en suis arrivé à construire une grille d’analyse générale pour mieux saisir la logique des évolutions en cours. Selon moi le Social est en cours d’industrialisation. C’est un climat général qui concerne différemment chacun et chacune d’entre nous selon là où on travaille et avec qui. Mais ce climat général d’industrialisation du Social, très dégradé, n’empêche pas de continuer à travailler et à défendre une éthique : des marges de manœuvre existent pour vivre malgré les changements climatiques, et même pour y résister ! Je vous propose la grille d’analyse suivante pour comprendre l’actualité des secteurs sociaux.
Le climat d’industrialisation se repère à travers 3 processus que je présenterai successivement:
- la marchandisation des politiques publiques et des secteurs sociaux
- le formatage des pratiques professionnelles par les logiques de gestion
- la prolétarisation des travailleurs et travailleuses de terrain
1) Marchandisation des politiques publiques et des secteurs sociaux :
Ce premier processus se voit à travers deux indices :
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L’ouverture des secteurs aux acteurs lucratifs et donc à la concurrence marchande: aide aux devoirs, établissements pour personnes âgées dépendantes, services à la personne, agences de voyages « adaptées », petite enfance, insertion professionnelle…
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Le changement dans la logique des financements publics : quête de rentabilité et de retour sur investissement : l’Etat se comporte comme un actionnaire, un « manager« . Les secteurs sociaux sont instrumentalisés pour servir les politiques de gestion et de sécurité. Ce qui n’est pas assez rentable sur le plan électoral, politicien, ou financier est supprimé ! Cette logique alimente la mise en concurrence des structures : contrats à impacts sociaux, appels à projet, fusions-absorptions…
2) Formatage des pratiques professionnelles par les logiques de gestion :
Au nom de la sécurité et de la qualité, s’impose une logique de gestion (des populations, des actes professionnels). Ces exigences de gestion obligent les professionnels à faire entrer leurs pratiques et leurs publics dans les formats spécifiques de ces logiques gestionnaires : il s’ensuit un formatage des pratiques qui se repère par deux phénomènes :
- Un recalibrage des métiers : les qualifications, diplômes, métiers du social doivent être recalibrés par les autorités pour coûter moins cher et répondre mieux aux exigences de gestion. C’est la logique de la réforme des formations en travail social entrée en vigueur en 2018, et de la multiplication des nouveaux métiers peu qualifiés et mal payés. Dans son ouvrage classique Les paradoxes du travail social, paru en 1999, le sociologue Michel Autès parlait déjà d’une « déqualification » en cours.
- Une « gestionnarisation » des pratiques à travers les nouveaux outils et technologies : multiplication des outils de gestion dans une logique de « démarche qualité » : normes et procédures qui prescrivent des actes professionnels, dispositifs d’évaluation déconnectés du réel. La parole des professionnels est bâillonnée. Multiplication également des nouvelles technologies qui transforment totalement la communication et les rapports entre les gens : vidéosurveillance dans les lieux de vie, informatisation, e-mails, téléphones portables et « applis » de smartphones, plateformes et logiciels de dématérialisation des services, bornes de Pôle Emploi, de la CAF ou de la CPAM…
3) Prolétarisation des travailleuses et travailleurs de terrain :
La marchandisation et le formatage des pratiques font (re)prendre conscience aux travailleuses et travailleurs sociaux qu’ils ne valent finalement pas mieux que n’importe quel.le salarié.e, exploité par une hiérarchie et confronté à l’incertitude sur le sens, l’intérêt de son travail. La prolétarisation signifie que le climat d’industrialisation questionne la place des travailleuses et travailleurs sociaux dans la classe sociale des prolétaires, la classe de ceux qui doivent travailler pour quelqu’un s’ils veulent un revenu (par opposition aux bourgeois, qui sont celles et ceux qui possèdent les pouvoirs économiques et politiques, et ont les moyens de faire travailler des prolétaires à leur service). La prolétarisation est la troisième dimension du processus d’industrialisation, et se voit principalement à deux aspects :
- L’exploitation : le fait que les travailleuses et travailleurs sociaux sont des prolétaires exploités se voit déjà aux niveaux des salaires. Le salaire français moyen est de 2200 € nets mensuels, la quasi intégralité des travailleuses et travailleurs sociaux touchent moins que ça, et font même la plupart du temps plutôt partie des 50% de la population française qui touche moins de 1800 € nets mensuels (salaire médian). Ne parlons pas des travailleuses et travailleurs sociaux qui sont stagiaires ou en apprentissage… L’exploitation se voit donc également à l’obligation de subordination aux hiérarchies institutionnelles et aux «autorités de tarification». Les travailleurs et travailleuses de terrain, dans le Social comme à l’usine, n’ont pas un grand pouvoir de décision dans l’organisation du travail, dans les directives institutionnelles… Cela ne va pas sans des conflits du travail assez banals (grèves, licenciements, prud’hommes…). L’exploitation se manifeste également à travers l’instrumentalisation des «bons sentiments », de la bonne volonté, de la « personnalité », de « l’humanité » des travailleurs et des travailleuses sociaux. On n’ose pas réclamer une amélioration de nos conditions de travail et nos conditions de vie, le respect de nos droits, car on est au service de l’humain, des démunis, des exclus… Il y a alors un risque de surmenage, un sentiment de culpabilité quand on n’en fait pas assez (alors que c’est difficile vu le contexte…)
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La perte de sens ou aliénation : Christophe Dejours montre dans différents travaux que ce climat général dégradé mène à un sentiment de perte de sens du travail, une souffrance au travail, des sentiments négatifs, ce qu’il appelle aliénation, en référence à Karl Marx. L’aliénation, tout comme l’exploitation, ont une dimension genrée, c’est-à-dire qu’elles ne se présentent pas de la même façon chez les hommes et les femmes : car ces dernières subissent des injonctions plus fortes à être douces, à l’écoute, attentives à autrui… Cette « charge mentale » les expose encore plus à la souffrance au travail, comme le montrent les théories du care, également connues en France sous le concept d’éthique de la sollicitude.
Cf. Dejours, Christophe. « Aliénation et clinique du travail », Actuel Marx, n°39-1, 2006, pp. 123-144.
Marchandisation, formatage des pratiques, exploitation, perte de sens : le climat d’industrialisation concerne les politiques sociales et les professionnel.le.s qui les appliquent sur le terrain. Le Social devient un système d’usines, le climat apparaît bien morose… mais des marges de manœuvre existent, spécifiques à chacun et chacune d’entre nous, car spécifiques aux lieux, aux moments et aux collectifs de travail dans lesquels on est salarié. Tout comme les gens du Nord-Pas-de-Calais, la région d’où je suis originaire, on ne s’arrête pas de vivre quand le climat est pourri, on fait même de la musique !
Même si les marges de manœuvre dépendent de l’état d’avancement du processus d’industrialisation dans chaque lieu de travail, on peut tout de même pointer les principales marges de manœuvre dans un climat d’industrialisation du Social, en s’inspirant métaphoriquement des mouvements écologistes qui s’organisent contre la dégradation du climat :
- Militer contre le changement climatique en interpellant les pouvoirs publics (partis, syndicats, collectifs…)
- Essayer de passer entre les goûtes (agir de façon alternative, esquiver l’appareil d’Etat et le marché, militantisme associatif…)
- Rester à l’abris chez soi et s’informer (par exemple, réviser les cours de Jonathan Louli). Comme on dit, « le savoir est une arme » !
C’est sur le dernier type de marge de manœuvre que je vous propose de travailler : le savoir comme arme contre la perte de sens, et pour retrouver la logique générale des phénomènes en cours. C’est avec ces différentes clefs de lecture générales qu’il faut aborder les politiques de lutte contre l’exclusion et la pauvreté.
2. Les politiques de lutte contre l’exclusion : déchiffrer les logiques générales de ces politiques sociales
Plutôt que d’énumérer des données techniques, dates et références réglementaires que vous pourrez retrouver dans les indications bibliographiques ci-dessous, je vous propose une méthodologie pour chercher par vous-mêmes ces informations, pour vous faire des fiches, des repères, c’est-à-dire une méthodologie que vous pourrez mobiliser dans tous vos dossiers et peut-être aussi dans vos futures activités professionnelles. J’essaie en même temps de constamment aborder d’un point de vue critique et général les politiques de lutte contre l’exclusion, car je ne pense pas que les travailleuses et travailleurs sociaux de demain puissent être de simples « exécutants », mais bien des sujets informés et conscients des logiques générales qui traversent leurs champs d’activité.
Rédiger un dossier de réflexion dans le cadre des études ou du boulot implique tout d’abord de se familiariser avec les mots, les concepts de la langue professionnelle dans laquelle vous allez rédiger votre dossier. La première étape dans la réflexion sur un thème spécifique est donc de traduire dans cette langue ce dont vous voulez parler. Comme pour la plupart des langues, vous devez alors utiliser un dictionnaire.
Pour ce cours je suis allé consulter l’article « Exclusion » du dictionnaire suivant (mais il en existe des tas d’autres, dans différentes disciplines de sciences sociales!):
Jean-Yves Barreyre, Brigitte Bouquet (dir.), 2006, Nouveau dictionnaire critique d’action sociale, Paris, Bayard
La définition de l’exclusion proposée par ce dictionnaire revient sur la conception de René Lenoir qui se diffuse à partir des années 1970-1980, et pointe le fait que la notion d’exclusion est dès le début caractérisée par un certain « flou », une imprécision, car elle se constitue en reflet à la thématique de l’inadaptation, comme une version moderne et libérale du concept de « classes dangereuses » :
Après avoir un peu cerné les mots, les concepts, qui vont vous permettre de commencer à construire un discours, une réflexion, dans la langue professionnelle, il faut généralement préciser en allant consulter des auteurs et des textes un peu plus spécialisés. Par exemple en regardant la bibliographie des articles des dictionnaires, ou alors, en cherchant sur les deux sites universitaires suivants :
Cairn (articles en sciences sociales depuis les années 2000, nombreuses revues sur le Social, telles que Informations Sociales, Vie Sociale, V.S.T, Le Sociographe…)
Persée (articles en sciences sociales d’avant les années 2000)
En cherchant autour du concept d’exclusion, on trouve sur Cairn de nombreux articles et différents auteurs. On peut imaginer que ceux qui sont le plus souvent publiés sont les spécialistes de ces questions (ce n’est pas toujours vrai!), en tout cas on doit toujours chercher à vérifier sur internet le « C.V » d’un auteur quand on estime qu’un article à lui peut être intéressant. Il faut aussi consulter le résumé de l’article s’il est disponible, le thème du n° de la revue, l’année d’édition etc.
Ici en l’occurrence, quelques recherches sur Cairn et internet m’ont permis de trouver deux articles très importants par rapport à l’exclusion, écrits par deux sociologues reconnus comme spécialistes de ces questions. Je vais présenter les idées les plus importantes de ces textes dans l’optique de ce cours, et je vous conseille fortement de lire un de ces deux textes. Une technique simple consiste à prendre des notes en résumant chaque paragraphe, puis de reprendre ces notes pour faire synthèse générale de l’article.
Deuxième question susceptible d’être posée à l’examen : Pouvez-vous présenter le contexte de fin des Trente Glorieuses dans lequel émerge la notion d’exclusion, les concepts auxquels elle fait référence, notamment à la suite de la prise de position de René Lenoir, et ce qu’implique ces références, notamment, à l’« inadaptation » ?
Ainsi, pour Julien Damon, l’exclusion est effectivement une notion « floue », « ambiguë », mais les observateurs s’accordent généralement pour dire qu’elle désigne un « cumul de handicaps » qui ne se limite pas à la « pauvreté monétaire ». La notion d’exclusion renvoie aux personnes privées d’assurance sociale (protections liées à l’emploi) qui sont – ou devraient être – prises en charge par l’action sociale, le travail social, l’assistance (pp.83-84). Le « périmètre » de l’exclusion semble « mal défini » donc l’action publique se construit avec difficulté, tâtonnements (p.85), en général poussée par l’action des associations (ATD Quart-Monde, Emmaüs, Resto du coeur…).
Une mosaïque de mesures et plans d’urgence apparaissent tout au long des années 1970 à 1990 et formeront a posteriori les politiques de lutte contre l’exclusion : CHRS (1974), illettrisme (ATD Quart-Monde 1977), Revenu Minimum d’Insertion (RMI, 1988), surendettement (loi Neiertz 1989), droit au logement (loi Besson 1990), Conseil National de Lutte Contre la Pauvreté et l’Exclusion Sociale (prévu par la loi de 1988 sur le RMI), SAMU Social (1993), insertion socioprofessionnelle et insertion par l’activité économique (Missions locales 1982, IAE 1989)… (Julien Damon, pp.88-89 + Valérie Löchen, Comprendre les politiques sociales, 4ème édition, p.269-363).
La notion d’insertion se développe en reflet à celle d’exclusion: elle postule qu’il faut «responsabiliser» et rendre «actives» les personnes concernées par l’exclusion, et tend à occulter le contexte général très difficile dans lequel ces personnes doivent s’insérer. Michel Autès dans Les paradoxes du travail social estime que l’insertion est un « Cheval de Troie » du libéralisme économique dans le Social, car cette logique contribue à répandre l’idée que les « exclus » sont responsables de leur sort, qu’ils ne sont pas assez compétitifs, qu’ils sont inadaptés au système économique.
La suite de l’article de Julien Damon aborde d’un point de vue critique la place du partenariat dans l’émergence de ces différentes politiques, à partir des années 1980, et fait observer que cette notion permet d’atténuer les conflits sociaux. Les politiques de lutte contre l’exclusion quant à elles, peuvent être vues comme des politiques de discrimination positive puisqu’elles s’adressent à certaines catégories de populations, qu’on souhaite rendre «actives» et «responsables», entretenant l’illusion de l’autonomie et de la responsabilité de ces « exclus » dans un contexte économique et social dégradé sur lequel ils n’ont en fait pas de prise. Autrement dit, elles présentent le risque d’enfermer ces ‘exclus’ et ‘nouveaux pauvres’ dans leur statut puisqu’on les rend responsables de leur sort, et qu’on occulte les choix politiques et économiques qui sont à la source de l’exclusion et de la nouvelle pauvreté: les pauvres et exclus doivent s’insérer sans qu’on remette en question la répartition du temps de travail, des richesses produites, des pouvoirs de décision politique, etc. C’est là que le propos du second article que je voulais vous présenter rejoint celui de Julien Damon.
Cet article de Nicolas Duvoux, dont je vous recommande la lecture (il est très court), débute par la remarque suivante, qui synthétise la critique qu’on fait souvent aux politiques de lutte contre l’exclusion : « Comme les réformes ne s’attaquent pas aux causes d’une précarité sociale grandissante, elles créent autant de difficultés nouvelles qu’elles apportent de solutions» (p.10). Qu’est-ce que cela implique ?
Tout d’abord, que l’assistance aux ‘exclus’ prend la place de l’Etat social et ses protections sociales universelles : « les protections générales se fissurent et c’est dans leurs failles que l’assistance se développe» (p.10). La logique d’assistance prend de plus en plus de place depuis les années 1980, comme on le voit avec la multiplication des mesures et politiques de lutte contre l’exclusion (allocations, revenus minimum, discriminations positives…). Le Revenu Minimum d’Insertion qui apparaît en 1988 est « emblématique» de ce retour de l’assistance: il devait compenser le « détricotage» de la protection sociale universelle du au chômage de masse, et finalement il amène à vivre le chômage, simplement sans tomber dans l’extrême pauvreté (p.11). Les gens s’habituent à vivre de ces miettes, et la société s’habitue à ce que des gens vivent de miettes pendant que d’autres concentrent les richesses et les pouvoirs.
Par ailleurs, le développement de cette assistance ne va pas sans contreparties et « devoirs » de la part des bénéficiaires : on impose des contrats fixant des obligations pour bénéficier du RMI, du RSA, de contrats aidés, on insiste sur les devoirs… Les contrats RSA dans le Département du Haut Rhin prévoient de faire faire du bénévolat à certaines personnes : on peut se demander si l’on assiste pas là au développement d’une nouvelle forme de sous-emploi, payée encore moins cher et déguisée sous le concept de bénévolat, lui-même perverti par ce dispositif (où est l’engagement? où est la liberté de refuser de faire du bénévolat, face aux professionnels de l’action sociale qui décident de vous attribuer ces aides? ces obligations ne détruisent-elles pas encore plus d’emplois en engageant des « bénévoles »? etc.). On le voit, «un regard ambigu et suspicieux» se développe à l’encontre des «assistés» : ils doivent prouver qu’ils méritent d’être aidés (influence de l’individualisme libéral). Cela peut alimenter un « ressentiment», des discriminations, des tensions, des stigmatisations (p.11-13), comme le montre Nicolas Duvoux dans la suite de son article, qui étudie les raisons de la haine que subissent les « assistés« .
Si l’on suit la technique de l’entonnoir, l’argumentation se construit en partant d’éléments de compréhension généraux, permettant de déchiffrer, d’expliquer, de comprendre les données plus techniques, locales. C’est la raison pour laquelle j’ai tout d’abord parlé des contextes généraux : l’histoire de l’Etat Providence ou Etat Social, et la théorie de l’industrialisation; pour en arriver à un niveau intermédiaire de lecture centré sur les logiques des politiques de lutte contre l’exclusion. La dernière étape est maintenant de regarder un peu plus concrètement comment s’incarnent, se présentent ces politiques actuellement.
Valérie Löchen fait observer que la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre l’exclusion est la première grande loi qui fixe les orientations des politiques publiques sur ce thème (Comprendre les politiques sociales, p.281-282). Cette loi se découpe en quatre axes qui fournissent les principaux éléments des politiques qui se mettent en place :
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Axe 1 : Garantir l’accès aux droits fondamentaux : affirmer et traduire dans la réalité l’accès à l’emploi ; agir plus résolument pour le droit au logement ; garantir l’accès aux soins pour tous ; garantir l’accès à l’éducation et à la culture.
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Axe 2 : Prévenir les exclusions : améliorer les procédures de traitement du surendettement ; prévenir l’exclusion par le maintien dans le logement ; améliorer les moyens d’existence des plus démunis ; faciliter la reprise de l’emploi ; permettre à chacun d’exercer sa citoyenneté.
- Axe 3 : Faire face à l’urgence sociale : étendre le dispositif de veille sociale et de premiers secours ; améliorer le versement des aides financières d’urgence; éviter les situations de rupture familiale ; préserver l’accès à la fourniture d’eau, d’énergie et aux services téléphoniques.
- Axe 4 : Mieux agir ensemble contre les exclusions : mieux assurer la cohérence et la continuité de l’action des pouvoirs publics ; assurer la coordination du dispositif au plan local ; valoriser le rôle du travail social.
On voit avec cette loi formulées différentes tendances qui questionnent l’architecture des politiques publiques : l’accès aux droits et l’insertion, qui portent des logiques influencées par l’individualisme libéral, la coordination et le partenariat, qui veulent mobiliser une grande variété d’acteurs mais sans que soit réaffirmée l’importance de la lutte contre les inégalités, la notion d’urgence sociale, qui s’imposera dans les différents secteurs sociaux.
Valérie Löchen fait ensuite observer que dans les années 2000 on assiste au «retour de la pauvreté» (p.283). Le chômage et la pauvreté persistent malgré les différentes mesures, car les causes de ces problématiques ne sont pas atteintes. Le RMI subit des critiques pour son inefficacité partielle en matière d’insertion professionnelle. Sa décentralisation en 2004 est censée améliorer l’accompagnement socioprofessionnel. Beaucoup disent que si les bénéficiaires ne retrouvent pas d’emploi c’est parce qu’ils l’ont décidé, ils sont responsables de leurs échecs, alors qu’en réalité le chômage, la pauvreté, les inégalités, ne cessent d’augmenter. Le RMI finit par être remplacé par le RSA en 2008.
Le Revenu de Solidarité Active apparaît en 2008 en remplacement du RMI et de l’Allocation Parent Isolé. Il constitue à la fois un minimum de revenu pour ceux qui ne travaillent pas (RSA socle), c’est-à-dire une forme d’assistance pour ne pas tomber dans l’extrême pauvreté, et à la fois un complément de revenu pour inciter celles et ceux qui ont un travail à continuer même s’ils n’ont qu’un petit salaire (RSA activité). On espère ainsi qu’il incitera davantage de gens à travailler.
Un problème apparaît rapidement : la gestion du RSA est décentralisée, c’est-à-dire confiée par l’Etat central aux Départements, cependant, les budgets nécessaires ne suivent pas et les Départements ont depuis plus d’une dizaine d’années des difficultés très inquiétantes pour financer le versement du RSA, comme le présente un document de l’Assemblée des Départements de France à propos de la gestion des AIS (Allocations individuelles de solidarité) :
Cliquer pour accéder à Fiche-info_AIS-RSA_novembre-2018.pdf
Quels sont concrètement les autres principaux dispositifs de la lutte contre les exclusions et la pauvreté que des travailleuses et travailleurs sociaux doivent connaître ? Pour continuer à descendre le long de « l’entonnoir » vers le plus concret et le plus technique, vous devez consulter :
- le site du Ministère des Affaires Sociales et des Solidarités,
- le site de l’Observatoire National de la pauvreté et de l’exclusion sociale,
- le site du Conseil National des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (ces deux dernières institutions, l’ONPES et le CNLE, ont fusionné et prendront une nouvelle forme prochainement : restez à l’affût!)
Si vous souhaitez vous faire des fiches sur différents aspects techniques, des manuels existent et peuvent vous mâcher le travail. Attention cependant à choisir des manuels datant d’après l’entrée en vigueur de la réforme de 2018. Un de ceux qui m’ont été conseillés est le suivant mais il en existe dans différentes éditions. Comparez plusieurs sources entre elles pour vos révisions et avant tout achat…
Vincent Chaudet (dir.), 2019, Je réussis le DEES, Issy-les-Moulineaux, Elsevier Masson SAS
Ce manuel mentionne comme autres dispositifs récents de la lutte contre les exclusions les éléments suivants :
- le Revenu de Solidarité Active (RSA)
- le Droit Au Logement Opposable (DALO) et Droit A l’Hébergement Opposable (DAHO)
- la Couverture Mutuelle Universelle de base (CMU), devenue en 2016 la Protection Universelle Maladie (PUMA)
- la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (HALDE), devenue en 2011 ensuite le Défenseur des Droits.
Ces différents dispositifs témoignent de la progression de la logique de l’accès aux droits. Depuis quelques années, de nombreux chercheurs observent le développement de cette logique à travers la multiplication des «droits créances». Ces droits sont les « droits à… » (aux soins, au logement, à l’emploi…) par distinction avec les «droits libertés», qui sont des « droits de… » (liberté d’expression, d’opinion, de réunion, d’association…). Cette logique de l’accès aux droits pose question car pour qu’un droit individuel fonctionne bien et ne soit pas juste une disposition illusoire, il faut que l’Etat débloque des budgets, change les réglementations, confie des infrastructures, réalise des embauches etc., il y a « la nécessité de l’intervention de l’État pour leur mise en œuvre concrète » comme l’explique l’auteur de l’article « Droits créance » du Nouveau dictionnaire critique d’action sociale :
En guise de conclusion
Troisième question susceptible d’être posée à l’examen : Pouvez-vous présenter la logique générale des politiques de lutte contre l’exclusion et la pauvreté depuis leur émergence dans les années 1970-1980, en illustrant avec quelques mesures ou dispositifs que vous avez pu rencontrer au cours de votre activité ?
Les logiques générales des politiques de lutte contre l’exclusion et la pauvreté sont principalement celles de l’insertion (surtout l’accès à l’emploi) et de l’accès aux droits : ce sont des logiques individualistes et responsabilisantes – chacun est responsable de son sort – qui ne remettent pas en question les causes générales de la pauvreté et de l’exclusion, à savoir principalement les inégalités dans la répartition du temps de travail, la concentration des richesses et des pouvoirs politiques, et le dogme de la concurrence marchande. Les politiques de lutte contre l’exclusion et la pauvreté marquent un « retour de l’assistance », voire de la charité, mais sous une forme libérale : les pauvres doivent maintenant se montrer méritants.
Il faut cependant bien distinguer les niveaux individuel et collectif. Tout n’est pas à jeter d’un bloc : l’assistance peut être pertinente individuellement pour des personnes très vulnérables. Mais elle est ambiguë voire nocive à l’échelle collective car elle contribue à perpétuer les inégalités et génère des stigmatisations. C’est le cas pour beaucoup de politiques sociales depuis les années 1970-1980 car la pensée libérale domine l’appareil d’Etat et véhicule un fort individualisme (qui imprègne aussi le travail social).
Les politiques de lutte contre l’exclusion posent la question de la place du travail social dans la transformation de la société à partir de l’intervention individuelle : aider les exclus et les pauvres à supporter leur condition, ou construire avec eux les possibilités du progrès social? Combattre une souffrance ou la cause de cette souffrance ? Vous devez être au clair dans ce climat individualiste, et ne pas perdre de vue votre éthique et vos missions dans ce climat général très dégradé.
Bonus track : La stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté
Ces derniers mois a été mise en discussion par le gouvernement une Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, qui se décline en 5 engagements :
Engagement n° 1 : L’égalité des chances dès les premiers pas pour rompre la reproduction de la pauvreté
Engagement n° 2 : Garantir au quotidien les droits fondamentaux des enfants
Engagement n° 3 : Un parcours de formation garanti pour tous les jeunes
Engagement n° 4 : Vers des droits sociaux plus accessibles, plus équitables et plus
incitatifs à l’activité
Engagement n° 5 : Investir pour l’accompagnement de tous vers l’emploi.
Il ne semble pas nécessaire de chercher très loin pour constater que c’est la même logique politique qui domine ces différents engagements : faciliter l’accès aux droits (mais pas forcément la mise en oeuvre effective de ces droits), favoriser l’insertion socioprofessionnelle (formation et accompagnement à l’emploi), mieux encadrer l’enfance… A voir comment ces différentes incantations se déclineront sur le terrain, mais a priori, il n’apparaît pas vraiment de remises en cause de la répartition des richesses, des emplois, du temps de travail, du pouvoir politique et citoyen… On cherche plutôt à accompagner les individus que transformer les causes des problèmes sociaux…
Chers étudiant.e.s, je vous remercie pour l’attention dont vous avez fait preuve et pour les débats que nous avons eus lors des deux séances, et je vous souhaite bon courage et bonne continuation. Si quelque chose n’était pas clair vous pouvez déposer un commentaire ci-dessous, ou me contacter en consultant cette page de présentation. Si vous êtes plusieurs à avoir besoin d’éclairages, je repasse régulièrement en Île de France, un rdv collectif est possible!
[…] même très souvent allés à l’encontre des intérêts du plus grand nombre, comme le montrent la persistance des phénomènes d’exclusion sociale et d’inégalités en tous genres, les innombrables mobilisations des professionnel.les des secteurs hospitaliers, sociaux et […]
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