Karl Marx, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction » (note de lecture)

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Karl Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, 1982 [1844], in Œuvres. III. Philosophie, Paris, Editions Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition présentée et commentée par Maximilien Rubel, p.382-397.

 

 

 

 

 

 

 

Ce texte ne reprend que l’introduction de l’ouvrage. Marx y donne sa vision de la critique, et insiste sur l’importance d’abolir la philosophie, en l’amenant à se « réaliser », c’est-à-dire à se dépasser elle-même à travers l’action, la pratique. Cette pratique doit tendre vers une « révolution radicale », une révolution qui prenne les choses à la racine, c’est-à-dire l’espèce humaine et son monde. Marx estime au final que le prolétariat mènera cette révolution. Ne pas se fier au titre du texte, il est beaucoup plus riche et important qu’il ne le laisse penser.

Marx commence sa démonstration en rappelant l’importance de la critique de la religion dans l’Allemagne de l’époque, où l’Etat se disait « chrétien », le philosophe estimant que dans ces conditions, la critique de la religion est « la condition de toute critique » :

« Voici le fondement de la critique irréligieuse : c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme. A la vérité, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore conquis, ou bien s’est déjà de nouveau perdu. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait recroquevillé hors du monde. L’homme c’est le monde de l’homme, c’est l’Etat, c’est la société. Cet Etat, cette société, produisent la religion, une conscience renversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde renversé » (souligné par Marx, p.382).

Marx revient sur le fait que la pensée critique ne devrait pas perdre de temps à s’attaquer aux religions en tant que dogmes, car elle ne deviendrait que théologie et abstraction : la pensée critique doit garder à l’esprit que la religion est une forme de conscience de soi produite par l’environnement social. La critique révolutionnaire doit donc voir les tares de la religion comme produits du monde humain aliéné par l’Etat et la société au sens large. Loin de se ruer dans la critique athéiste et théologique, Marx tient plutôt à détailler le rôle social que possède la religion à ses yeux :

« Elle est la réalisation chimérique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable (…) La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans coeur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole (…) La religion n’est que le soleil illusoire, qui gravite autour de l’homme, tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même » (souligné par Marx, p.383)

 Marx développe donc l’idée que l’humain a « fait » religion, à travers les siècles, pour combler un sentiment de vide existentiel, soulager des doutes, redonner du sens à une vie souvent difficile. Elle est un « bonheur illusoire« , mais un bonheur parfois nécessaire pour supporter le réel. Critiquer ce bonheur implique donc de critiquer auparavant l’ordre des choses qui fait naître ce besoin de religion, ce désir de « soleil illusoire » : la critique des dogmes religieux, la critique théologique, importe donc bien moins que la critique sociale des conditions dans lesquelles émergent ces dogmes. Marx explique bien vouloir mener la « guerre à l’état des choses« , (p.384), en vue de faire prendre « conscience de l’oppression » (p.385) :

« Il s’agit de faire le tableau d’une sourde oppression que toutes les sphères sociales exercent les unes sur les autres, d’une maussaderie générale mais inerte, d’une étroitesse d’esprit faite d’acceptation et de méconnaissance, le tout bien encadré par un système de gouvernement qui, vivant de la conservation de toutes les vilenies, n’est lui-même que la vilenie au gouvernement. Quel spectacle ! Voici une société infiniment divisée en races les plus diverses qui s’affrontent avec leurs petites antipathies, leur mauvaise conscience et leur médiocrité brutale, et qui, en raison même de leur voisinage équivoque et méfiant, sont toutes, sans exception, traitées par leurs seigneurs comme des existences concédées. Et ce fait même d’être dominées, gouvernées, possédées, elles doivent le reconnaître et le confesser comme une concession du ciel. Et voici, en face d’elles, ces maîtres eux-mêmes et chez qui la grandeur est en rapport inverse du nombre ! » (souligné par Marx, p.385)

Marx insiste en énonçant que les modernes doivent s’intéresser à la situation spécifique de l’Allemagne, qui mêle modernité et Ancien Régime, répétant ce dernier sous forme de « comédie » (p.386). Le pays s’est enfermé dans la philosophie, se construisant une histoire axée sur l’évolution de cet esprit. L’important est maintenant de joindre philosophie et pratique pour les faire changer l’une et l’autre (p.388). Pour cela il ne suffit pas de « tourner le dos » à la philosophie : « vous ne pouvez surmonter la philosophie sans la réaliser » (p.389), c’est-à-dire irriguer la pratique quotidienne des savoirs philosophiques, comme le souligne M. Rubel dans une note de bas de page : « « nier » la philosophie, c’est encore « philosopher » ; « réaliser » la philosophie, c’est démontrer son inanité comme spécialité professionnelle, mais pour en faire la substance spirituelle commune nourrissant la vie de tous les êtres et la changer en raison et sagesses des relations humaines quotidiennes (…) dans une éthique informulée, parce que vécue » (souligné par M. Rubel, p.1582). Sans réalisation pratique, la philosophie, la théorie, reste entravée par ses contradictions. Seule la « praxis » peut apporter une solution :

« La force matérielle doit être renversée par une force matérielle, mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses. La théorie est capable de saisir les masses, dès qu’elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir les choses à la racine, mais la racine pour l’homme, c’est l’homme lui-même » (souligné par Marx, p.390).

 La philosophie, la théorie, peuvent en effet contribuer à la « révolution » en devenant « réalité dans un peuple« , mais seulement dans la mesure où elles sont « réalisation de ses besoins » (p.390-392). Sinon, la théorie ne devient qu’une force matérielle limitée, produisant une « révolution partielle » ou « révolution politique » :

« Sur quoi repose une révolution partielle, ou seulement politique ? Sur le fait qu’une partie de la société civile s’émancipe et parvient à la suprématie générale, qu’une classe déterminée entreprend, à partir de sa situation particulière, l’émancipation générale de la société. Cette classe libère la société tout entière, mais à la seule condition que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe : à la condition, par exemple, qu’elle possède ou puisse acquérir à sa guise argent et culture » (souligné par Marx, p.394)

Par ailleurs, une classe ne peut prendre la tête de ce genre de révolution que si une autre apparaît comme source de « l’asservissement » (p.394). Lorsqu’elles restent empêtrées dans un « égoïsme modeste« , les classes luttant pour leurs conditions s’opposent cependant tout autant à la classe supérieure qu’à la classe inférieure à elles-mêmes (p.394-395). « La possibilité positive de l’émancipation » se trouve alors provoquée par « la formation d’une classe chargée de chaînes radicales« , c’est-à-dire « une sphère qui est la perte totale de l’homme et ne peut donc se reconquérir elle-même sans la reconquête totale de l’homme » (souligné par Marx, p.396). Cette sphère pourrait être le prolétariat, qui apparaît avec « l’irruption du mouvement industriel » :

« Ce qui forme le prolétariat, ce n’est pas la pauvreté, née naturellement, mais la pauvreté produite artificiellement ; ce n’est pas la masse humaine écrasée mécaniquement par le poids de la société, mais la masse humaine issue de la décomposition aiguë et rapide de la société, et plus spécialement de la décomposition de la classe moyenne » (souligné par Marx, p.396).

Le philosophe termine le texte en appelant à l’union de la théorie et de la pratique :

« De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, de même le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles (…) selon la théorie qui proclame que l’homme est pour l’homme l’être suprême« . Il poursuit : « la tête de cette émancipation, c’est la philosophie, son coeur le prolétariat. La philosophie ne peut devenir réalité sans l’abolition du prolétariat, le prolétariat ne peut s’abolir sans que la philosophie ne devienne réalité » (souligné par Marx, p.397).

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Santiago (Chili), « Cesser de lutter c’est commencer à mourir » (photo : Jonathan Louli)

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