Commentaire autour du rapport « Reconnaître et valoriser le travail social«
Pour un point détaillé sur le processus des Etats Généraux du Travail Social (EGTS) et les contestations qu’ils ont engendré, voir cet l’article
Dans le cadre des EGTS impulsés par le gouvernement, des réunions thématiques régionales sont organisées, dont la teneur est restituée par 5 rapports rendus au Ministère des Affaires Sociales et de la Santé[1] en février 2015. Devant la polémique engendrée par le rapport de la Commission Professionnelle Consultative du travail social et de l’intervention sociale (CPC)[2] au sujet de la réforme des formations (Rapport « Métiers et complémentarité »), Manuel Valls demande à la députée du Pas-de-Calais, Brigitte Bourguignon[3], de lui faire un rapport pour remettre les choses au clair et chercher un consensus.
De toute cette usine à gaz est issu le Rapport « Reconnaître et valoriser le travail social »[4], plus connu sous le nom de Rapport Bourguignon. Ce qui est premièrement intéressant, c’est l’allocution que Manuel Valls a prononcé le 2 septembre 2015, jour où Bourguignon a remis son rapport[5] : Manuel y livre sa vision du travail social… et c’est particulièrement affligeant.
source : reusta.com
En substance, cette allocution commence par reconnaître le « rôle immense » des travailleurs sociaux dont l’engagement est basé sur des « valeurs républicaines » et de solidarité. Cependant, le contexte actuel se complexifie : il faut « combattre avec force » les « abus » en matière d’aides sociales (p.1) et faire de la prévention de la radicalisation (p.2). Manuel appuie ensuite en disant qu’à ce titre le travail social compte beaucoup pour le gouvernement, la preuve étant que ce dernier a mis en place les EGTS, qui se concrétisent avec ce rapport Bourguignon. Manuel estime ensuite qu’au nom de ces efforts de « fraternité » et d’ « égalité » incarnés par le travail social, il faut avant tout favoriser le travail en réseau et simplifier les dispositifs. Pour illustrer son propos volontariste, Manuel donne quelques exemples frappants des mesures phares du gouvernement en matière de social :
- La prime d’activité a été créée pour remplacer la PPE et le RSA Activité.
- Un simulateur d’aides a été mis en place sur internet.
- Un dispositif d’aide à la complémentaire santé a été mis en place.
- Des efforts ont été faits pour favoriser l’accès aux outils numériques.
« C’est ainsi, en simplifiant les démarches, que nous renforcerons l’accès à l’emploi, aux soins de santé, aux prestations existantes » (p.4). Wouah, merci Manu. On voit bien à travers les exemples choisis à quel point la politique sociale de cet État est pauvre, et à quel point elle prend bêtement le travail social comme un instrument pour réduire certaines inégalités : le gouvernement imagine les travailleurs sociaux comme des rouages d’une machine à insérer les gens dans des dispositifs pour favoriser l’accès à ceci ou à cela. Quid des dimensions sociale, humaine, psychique, éducative ? Quid de l’émancipation des gens, tout simplement ? Cet point de vue étriqué transparaît aussi clairement dans le rapport Bourguignon : le personnel politique imagine que le travail social c’est essentiellement des assistantes sociales derrière des guichets qui font remplir des formulaires.
Le rapport Bourguignon n’est pas catastrophique, il est en partie décevant et en partie inquiétant. Comme le demande Manuel Valls dans sa lettre de mission[6], la première partie du rapport dresse un état des lieux du travail social et de ses problématiques, et la seconde partie étudie des pistes de réformes – notamment des formations – pour adapter l’action sociale à l’époque actuelle.
Dans la première partie donc, le rapport pointe d’abord une « crise » du travail social, du fait notamment des mutations sociales profondes, et des reconfigurations gestionnaires de l’action sociale. Le rapport reconnait certains dysfonctionnements des politiques publiques (empilement des dispositifs et complexité d’accès, « bureaucratisation », évaluations peu adaptées…). Ces problématiques engendrent un « morcellement », une « perte de sens » et une usure professionnelle forte chez les travailleurs sociaux. Pour remédier à ces troubles dans les métiers, le rapport propose notamment d’inscrire la définition du travail social proposée par l’IASSW dans le Code de l’Action Sociale et des Familles :
« définition du travail social approuvée par l’assemblée générale de l’International Association of Schools of Social Work le 10 Juillet 2014 à Melbourne : l’IASSW définit le travail social comme « une pratique professionnelle et une discipline. Il promeut le changement et le développement social, la cohésion sociale, le pouvoir d’agir et la libération des personnes. Les principes de justice sociale, de droit de la personne, de responsabilité sociale collective et de respect des diversités, sont au coeur du travail social. Etayé par les théories du travail social, des sciences sociales, des sciences humaines et des connaissances autochtones, le travail social encourage les personnes et les structures à relever les défis de la vie et agit pour améliorer le bien-être de tous. » » (p.14).
La définition est sympa, mais rassurez-vous : il est juste question de l’inscrire dans la loi, ça mange pas de pain, quand on sait à quel point l’État, les collectivités et les hiérarchies s’arrangent avec le droit comme un toréador avec un taureau essouflé.
La première partie du rapport se poursuit en montrant le point de vue étriqué du travail social qu’a le gouvernement. Tout d’abord, la députée ne cache même pas vouloir prendre en compte de préférence « la vision des employeurs », titre d’une sous-partie (p.15). Et la vision des travailleurs de terrain ? la vision des syndicats ? la vision des familles ? la vision des chercheurs et journalistes indépendants ? la vision des gens ? Non, on devra se contenter du plus important pour le gouvernement : la vision des employeurs. Les employeurs donc ont été pleurnicher à la mère Brigitte qu’il y avait « des incompréhensions, tenant à une méconnaissance par les travailleurs sociaux de leur environnement » (p.15). Hé oui les travailleurs sociaux sont des cons qui ne font pas attention au monde qui les entourent. Les employeurs ont également pleurniché à la mère Brigitte « les difficultés de lisibilité du secteur » (p.15). Ils demandent à se faire payer des lunettes, en plus ! Rappelez vous la prochaine fois qu’on vous dit que votre boulot n’est pas assez « lisible » : cette revendication vient des patrons. Et en plus ils insistent, parce que ça c’est juste l’entrée : le plat de résistance c’est « la mobilité et l’adaptabilité des travailleurs sociaux » (p.15 toujours !). Le patronat est donc favorable à la réingénierie (p.16) – qui doit donc permettre « mobilité et adaptabilité » des professionnels. Rappelez vous la prochaine fois qu’on vous dit « mais non, la réforme des formations ne va pas libéraliser le marché du travail social et rendre les professionnels interchangeables » : en fait, si ! c’est mêmes les patrons qui le disent et le demandent. Normal, du coup, que les patrons du social demandent aussi à ce que les travailleurs sociaux s’ouvrent au « monde économique » (p.16). Enfin, une petite perle pour terminer, en dessert :
« les liens entre les instituts de formation et les employeurs sont perçus comme devant se renforcer. En effet, la distance se creuse entre les besoins des employeurs et les référentiels des organismes de formation. Les employeurs se disent souvent insatisfaits de la formation des travailleurs sociaux qui leur paraît éloignée du terrain » (p.16)
Les patrons ne sont pas satisfaits des diplômes d’État établis par un gouvernement démocratique ? vite, prosternons-nous devant leur colère et sacrifions les métiers historiques du travail social. Après tout cela, les patrons désirent-ils un petit massage des pieds ou un rafraîchissement ? Non sérieusement si les patrons demandent à ce que les travailleurs sociaux soient eunuques, ça apparaîtra dans les rapports publics et ça sera débattu en commission parlementaire, ou c’est comment ? bref, on laisse Brigitte conclure : il faut « travailler la simplification en s’appuyant sur les initiatives émergeantes afin de leur donner plus de force et de visibilité. Comme les entreprises, les politiques sociales ont besoin d’un « choc de simplification », afin de centrer les compétences en direction des personnes accompagnées, des citoyens. » (p.18). Et c’est pas moi qui met en gras, c’est Brigitte, alors attention ! Remplacez « personnes accompagnées » par « clients ». Bref, quelle poésie !
Le rapport insiste ensuite sur l’importance des actions collectives avec le public, l’importance de développer l’autonomie des travailleurs sociaux, de passer à une posture de « faire avec », faire du développement social… On se demande si la mère Brigitte elle a pas l’impression d’inventer l’eau tiède ? Plusieurs des aspects qui sont pointés sont des tendances déjà en cours dans le social. Faut-il vraiment réformer les formations pour ça ? Ah non c’est vrai, il y a aussi et surtout les exigences patronales. C’est la question qui est posée à l’entrée de la seconde partie du rapport.
« Faut-il modifier la structure des formations sociales actuelles dans la perspective d’un accompagnement de qualité des publics ? » Sans déconner c’est le titre de la seconde partie du rapport. Pour que les accompagnements soient « de qualité » (sous entendu actuellement ils ne le sont pas, les travailleurs sociaux sont des cons), il faut réformer les formations ? et le système économique, les politiques publiques, le système politique et démocratique, l’éducation nationale, les inégalités, etc., non ? ça joue pas un peu dans les situations des publics ? Le rapport Bourguignon considère que non : cette partie de son rapport s’évertue à prouver par A + B que réformer les formations c’est la panacée, ou presque, pour réhabiliter le travail social.
Réformer les formations certes mais pas dans le sens du premier projet de la CPC, qui était pas mal d’après Bourguignon, mais qui a déclenché des grèves et des manifestations des travailleurs sociaux parce que la CPC a manqué de « pédagogie et de communication », que les « positions contestataires » de certains ont connu une « radicalisation » (p.27). C’est beau comme du Gattaz qui traite les syndicalistes de « terroristes ». Du coup, craignant probablement un attentat d’Avenir’Educs ou de la CGT, Bourguignon met de côté le projet initial de la CPC, qui était de saborder les diplômes en travail social pour en garder un par niveau de qualification : à ça, raconte Brigitte : (c’est elle qui met en gras) « les professionnels ne sont pas prêts culturellement » (p.28). Hé, les travailleurs sociaux, bande de cons arriérés, il faudrait voir à vous moderniser et à vous rationnaliser un peu, bande de mollusques ! le New Public Management ça vous dit quelque chose ou pas ? Nan mais allo !
Après être revenu sur le fait que les formations doivent être adaptées aux besoin des employeurs (p.30), la suite du rapport est un détail de propositions plus techniques autour du potentiel contenu des nouvelles formations (socle commun, modules de spécialisation, « alternance intégrative », reconnaissance au niveau II des actuels diplômes de niveau III, remettant en cause à l’avenir les CAFERUIS…) dont on peut retrouver l’essentiel dans les nombreuses propositions listées à la fin du rapport avec une synthèse (p.54-59).
Conclusion
Le rapport Bourguignon a remis pas mal de choses à plat et bien que plusieurs constats soient partagés (perte de sens du travail social, bureaucratisation…), il y a plusieurs inquiétudes qui perdurent quant notamment au poids attribué au patronat du social, surtout quand on sait qu’il vient en partie de se rassembler dans le syndicat Nexem, et a tendance à remettre en cause la Convention Collective de 1966, qui garantit des droits appréciables aux salariés ; et quand on sait qu’un nombre croissant de patrons du social ne sont que des patrons de grandes entreprises : la Fondation Serge Dassault, régulièrement en conflit avec les syndicats (comme à Corbeil-Essonnes en 2016), Pierre Coppey, directeur général adjoint de VINCI et Président de VINCI Autoroutes, également président de l’association Aurore, etc., sans compter tous les directeurs et administrateurs qui viennent directement du privé et attendent en se frottant les mains que le marché du travail social soit totalement libéralisé et investi par les Contrats à Impacts Sociaux et appels à projets financiarisés entre autres.
Second point d’inquiétude : le rapport Bourguignon suggère des pistes et ouvre des portes à la réforme des formations historiques du travail social. Il y aurait certains intérêts : mieux reconnaître statutairement les travailleurs, donc leur garantir de meilleurs droits, mettre en débat de nouvelles thématiques durant les formations, etc. Mais le rapport Bourguignon semble en attendre trop de ce levier que représente la réforme des formations, et par ailleurs le projet de réforme se construit de manière anti-démocratique dans des groupes de travail gouvernementaux du type CPC. En somme, en produisant une nouvelle espèce de travailleurs sociaux, le rapport espère régler davantage de problèmes sociaux. C’est exactement comme quand ils viennent vous repeindre les bâtiments dans les banlieues défavorisées. Pour un temps ça fait plus propre, mais ça n’atteint pas la source des problèmes.
Jonathan Louli, sociologue/anthropologue, formateur vacataire en travail social, exerce comme éducateur de rue en banlieue parisienne.
Novembre 2016
[1] http://social-sante.gouv.fr/grands-dossiers/travail-social/article/rapports-des-egts
[2] http://social-sante.gouv.fr/grands-dossiers/travail-social/article/cpc-commission-professionnelle-consultative-du-travail-social-et-de-l
[3] http://www2.assemblee-nationale.fr/deputes/fiche/OMC_PA608083
[4] http://www.gouvernement.fr/partage/5068-rapport-reconnaitre-et-valoriser-le-travail-social
[5] http://guadeloupe.drjscs.gouv.fr/sites/guadeloupe.drjscs.gouv.fr/IMG/pdf/discours_manuel_valls.pdf
[6] p.60-63. La lettre de mission est la « commande » passée par Valls à Bourguignon en mars 2015, à l’origine de ce rapport.
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