Une fiche de lecture bête, méchante et linéaire. Je l’ai faite pour moi, alors autant partager.
Roland GORI, 2013, La Fabrique des Imposteurs, Paris, Les Liens Qui Libèrent, 313 pages.
Psychanalyste et professeur émérite de psychopathologie clinique, Roland GORI a initié l’Appel des appels avec de nombreux intellectuels et acteurs de la société civile, prônant « l’insurrection des consciences ». Il a publié en 2013 un essai où il montre que notre civilisation, en se basant de plus en plus sur le respect de normes de présentation et de fonctionnement, devient une véritable Fabrique des imposteurs : chacun est amené à suivre des normes et procédures dans la conception desquelles il n’a aucun pouvoir, le sens, le fond, le pourquoi des choses étant progressivement perdus et enfouis sous la forme, le moyen, le comment. Ces évolutions produisent des ravages sociaux, politiques et psychiques.
Chapitre 1 : Normes et imposutres (p.11)
GORI commence par faire observer que « l’imposteur est un martyr de la comédie sociale des mœurs » (p.12-13). Si les individus se servent tous des possibilités d’identification sociale et psychique, l’imposteur, lui, fait de la forme son seul fond, il y a un vide qui empêche de déceler le vrai en lui. GORI souhaite montrer en quoi les personnalités fonctionnant selon la logique de l’imposture, appartiennent en fait à une catégorie produite par notre « civilisation des mœurs », par notre « rhétorique politique et morale », et surtout, par le « pouvoir néolibéral », qui réorganisent l’État et la vie en société (p.14-20). GORI pointe par-là le « discours du pragmatisme et de l’utilitarisme » qui font de l’individu un « entrepreneur de lui-même » (p.20).
L’auteur poursuit en faisant observer que notre système est de de plus en plus envahi par un « désir fonctionnel » (p.24) qui tend à remplacer le travail politique collectif par le respect des normes, à remplacer les débats sur la répartition des pouvoirs par la recherche de la maîtrise, et même le droit du travail par les critères de gestion et de qualité (p.21-27). Les salarié.e.s sont poussés à l’imposture car le sens et le droit du travail se perdent sous cette invasion de normes : « les normes deviennent ainsi le cheval de Troie par lequel les logiques et les exigences du marché parviennent progressivement à contourner ou à atténuer les contraintes de la loi en général, des lois sociales en particulier » (p. 28). Cette imposture est un frein à l’émancipation car « lorsque l’autorité est en crise », l’autorité politique comme celle des mots (p. 34-35), l’imposture nourrit plutôt l’illusion et le « conformisme généralisé » (p.36) : « pour survivre il faut parfois tricher, frauder, mentir, et usurper toutes sortes de rôles et de fonctions » (p.34).
Chapitre 2 : Au nom de la norme (p.41)
GORI commence par rappeler que la norme a un « côté objectif », souvent quantitatif, qui relève de sa « valeur d’exactitude », et un « côté subjectif », qui est un « jugement de valeur » émanant de « modèles sociaux », de « règles », de « coutumes communautaires » ou d’« exigences éthiques ». C’est en ce second sens que les normes révèlent la « substance éthique de la société » (p.41-43). Le flou entre ces définitions peut contribuer à ce que les normes soient instrumentalisées au service de l’ordre établi :
« La soumission sociale opère aujourd’hui […] par des techniques d’assujettissement, des procédures normatives qui captent les corps, dirigent les gestes, modèlent les comportements en se référant aux discours de l’institution scientifique […] L’art de gouverner les conduites consiste à s’assurer la complicité active des sujets du pouvoir en vue de leur propre régulation établie et légitimée par les normes » (p. 45-46).
Ces dispositifs de normalisation s’insèrent dans tous les aspects de la vie (p.47, p.57-58), y compris dans la gestion du temps et du corps (p. 53). Cela permet au système social d’organiser une prévention et une gestion des risques (p.48, p.70).
Ces tendances à la gestion technique de la vie comportent cependant les germes d’un « totalitarisme culturel et langagier, donc virtuellement politique » (p.51), renforcé par l’informatisation du travail (p.75-76). Les individus troquent de plus en plus leur liberté contre leur sécurité, c’est pourquoi ils deviennent réticents à construire des postures contestataires (p.55). L’État se comporte comme un « entrepreneur » avec sa population (p.58), et la gère avec un « pragmatisme marchand » (p.68) qui associe anomalie et pathologie, trouble et symptôme (p.62-63). Dans ces glissements se loge l’idéologie qui forme « l’habitus moderne » à travers le temps de travail et la monnaie (p.71-72, 76-77).
En passant par les systèmes de normes, les institutions contournent la loi (p79, 81-82), en d’autres termes les processus de normalisation ne se font pas toujours par souci d’efficacité mais aussi avec une « finalité politique » (p.83). Dans ce cadre l’évaluation n’est qu’un rituel de la théodicée néolibérale (p.84). L’information, voire les signaux (p.86) remplacent de plus en plus la parole et prépare l’apparition d’un « homme neuro-économique » (p.85-87). Cette transformation du savoir fait perdre le sens au profit de la forme comme le montre l’évaluation (p.88-89, 91-93). Pourtant la technique n’est pas en elle-même porteuse du pire : c’est surtout lorsqu’elle échappe à la volonté collective qu’elle mène à des désastres (p.90). Elle devient l’affaire d’une « rationalité formelle » (p. 98) et de ses quelques experts (p.114-115, 120).
« La disparition d’une évaluation qui se soutient du partage des connaissances des métiers, de leur manière d’en rendre compte à partir des récits d’expériences concrètes au profit des protocoles standardisés, d’un benchmarking généralisé des actes professionnels conduisant à un pilotage par les chiffres, fabriqués plus ou moins artificiellement, ajustés avec plus ou moins de bonheur aux services mesurés, n’est pas simplement un moyen commode de contrôle, de surveillance et de gestion, elle constitue une politique » (p. 98)
Cette « néo-évaluation » se développe contre la logique artisanale (p.99), les acteurs deviennent des « instruments instrumentés » (p.101) qui perdent le sens de leur action (p.122).
Chapitre 3 : Raisons et logiques de la bureaucratie d’expertise (p.129)
Il y a « prolétarisation généralisée de l’existence » parce qu’il y a « taylorisme généralisé de l’existence » (p.130). Cette prolétarisation s’opère d’abord par la mutation des savoirs, orientés par une rationalité économique : « les réformes d’un nouvel art de gouverner consistant à confisquer aux professionnels leur savoir-faire et à détruire la dimension artisanale de leurs métiers. Le mode d’emploi de la machine numérique a remplacé le jugement et la décision du travailleur confisqués par les procédures » (p.137). Il y a alors inhibition de la pensée et tout se passe sans débat (p.138-139). La prolétarisation passe aussi par la confiscation du temps (p.139), ce qui empêche encore plus de penser (p.140). Elle ne concerne d’ailleurs pas uniquement le travail : le producteur se produit lui-même, il faut une émancipation spécifique du travail (p.143-144). Le « méta-opérateur » de cette prolétarisation est selon GORI le déficit de la pensée démocratique et de l’engagement des intellectuels (p.145), qui laissent le champ libre au rationalisme technocratique et à son « hégémonie culturelle » (p.146).
La norme n’est pourtant qu’une transcription d’un rapport de forces « au sein duquel une exigence est imposée à une existence » (p.148). La néo-évaluation du travail n’amène donc pas à améliorer les pratiques mais simplement à mieux répondre aux critères provenant de plus en plus de machines et logiciels dont l’humain n’est qu’un rouage (p.151). La rationalité technique est désormais dominante (p.152) et c’est le propre du « système technicien » omnipotent (p.153). La démocratie devient obsolète et folklorique (p.154). Vouloir organiser la vie selon des modèles abstraits imposés génère des risques dictatoriaux (p.154-155, 163). Les gouvernements gouvernent pourtant au nom de normes (p.159-161).
Chapitre 4 : L’inhibition de rêver et le trauma de la civilisation (p.165)
Comme l’a établi N. ELIAS en parlant du processus de civilisation, le psychique et le social s’influencent réciproquement (p.166-167). « La clinique des singularités est indispensable pour éclairer les phénomènes collectifs » (p.168). Il explique que pour l’investigation psychologique une approche clinique et qualitative est la plus pertinente, comme en témoignent l’enjeu de l’analyse du rêve et de la guérison d’un trama (p.167-168) : notre société où dominent l’instrumental et le fonctionnel nous confronte à un « traumatisme de l’ordinaire », un « automatisme de répétition » impossible à dépasser car chacun n’est formé qu’à remplir sa fonction. Cela inhibe le « rêve » et la « subjectivité » (p.177), alors que le réel est polysémique et nécessite « une parole allant au-delà de l’information » (p.179). La rationalité instrumentale dominante est relative, « datée » et « localisée » (p.181). Cette raison instrumentale dévie le sacrifice nécessaire à l’organisation sociale envers elle-même : c’est le subjectif qui finalement est tué (p.182-183). Le sujet peut retourner sa haine contre lui-même en prenant conscience de sa propre « aliénation » (p.185).
GORI revient ensuite sur la nécessité du travail du rêve qui nous fait accéder au symbolique, aux significations, au sens (p.187-189). Toute démarche créative nécessite un sens et un autrui destinataire (p.189). Il est nécessaire de penser à « rêver le monde » pour ne pas y être soumis. Demeurer dans le « réalisme objectif » nécessite une adaptation qui est une violence (p.192-193). Par conséquent « c’est le monothéisme de la rationalité formelle […] » qui est à critiquer (p.194). « L’inhibition à communiquer » peut faire office de « révolte positive » (et passive) (p.195-197). Le paradoxe comme espace transitionnel est nécessaire au psychisme selon WINNICOTT (p.198). GORI évoque la théorie de la cure chez le célèbre psychologue pour enfants (p.200-201), qui se situe à rebours de l’idée que le patient doit s’adapter aux normes. Il synthétise et conclue ensuite ce quatrième chapitre (p.206-208).
Chapitre 5 La solution de l’imposture (p.209)
GORI commence par pointer que le nouveau modèle de société entraîne l’apparition d’un nouveau modèle de symptômes (p.210-211). Pour faire comprendre cela l’auteur revient à l’idée que le concept de « sujet » est différent chez M. FOUCAULT et en psychanalyse, spécifiquement en ce qui concerne leurs liens au contexte social (p.212-215). Un des premiers symptômes propres à notre société c’est l’imposteur. Le capitalisme contient en son ADN le jeu avec les apparences qui favorisent la forme de l’imposture (p. 216). « Lorsque l’apparence de la vertu suffit pour produire des bénéfices et des profits, ce serait pur gaspillage, péché aussi inutile qu’inefficace et improductif que de s’astreindre à exiger de cette vertu qu’elle soit réelle » (p.218). La société marchande du spectacle falsifie la vie sociale et subjective (p.220). L’imposteur révèle une faille de la rationalité formelle, il passe dans les mailles du filet (p.221-222+241) souvent ces sujets relèvent de la psychopathie (p.223). Après avoir développé, GORI estime : « […] Nous sommes les enfants trahis de la démocratie » (p.231). Il présente le modèle des « personnalités « as if » », des caméléons sans originalité, qui s’adaptent et corvéables (p.232-236). L’auteur rappelle que pour FOUCAULT les symptômes reflètent notamment les dysfonctionnements sociaux (p.237-238), c’est ce que nous apprennent les imposteurs sur notre société (p.238). On peut extrapoler en disant que le système social est aliénant mais il faut rester prudent (p.239-240). « Chaque société a les imposteurs qu’elle mérite […] » (p.243). La gouvernance des institutions a elle aussi sa responsabilité (p.245). En déshumanisant et en normalisant le système peut faire d’hommes ordinaires des tortionnaires (p.246-247), en « oubliant l’essentiel par fascination de l’utile » (p.249).
Chapitre 6 La désidération indispensable pour vivre et créer (p.250)
Une « passion pédagogique » se développe, et domine notamment dans les métiers relationnels, mais reste normalisatrice (p.250-252). Émerge une société du savoir-marchandise et de l’éducation comme moyen d’instrumentaliser les individus (p.255-256). Ainsi, « l’imposteur est comme un poisson dans l’eau » face aux néo-évaluations éducatives (p.258). GORI illustre son propos en rappelant le cas de Victor l’enfant sauvage (p.259-261), et fait observer : « la passion de la maîtrise s’est industrialisée » (p.262). Il appelle à mettre fin aux évaluations formelles et aux « sous-préfectures de la désolation » qui servent celle-ci (p.263). L’éducation doit en effet servir avant tout à transcender les normes, surmonter la division entre les expliqués et les expliquants (p.265). Il fait le parallèle avec Le Maître Ignorant de J. Rancière (p.266-267 et suivantes).
Il y a à l’œuvre un « fétichisme des formes » qui vise à congédier l’angoissante vérité (p.272) : « les sujets sont parfaitement disposés à entrer dans une fonction qui les aliène et les mutile parce que cela donne une forme à leur angoisse, une image au travers de laquelle ils peuvent bénéficier des petits plaisirs de l’existence, à commencer par ceux qui satisfont les pulsions érotiques et agressives » (p.274). Inversement, la créativité transcende ces formes et transforme l’usage normal des choses à la façon d’une catachrèse (p.275-278). Il y a un parallèle entre l’art et les typologies du jeu (game et playing, p.280-285).
Le récit produit de façon artisanale est supplanté par l’information et les procédures industrielles : « […] c’est la dimension artisanale de tous ces métiers qui se trouve expurgée pour mieux aligner ceux qui les exercent dans ce processus général de la production industrielle permettant leur prolétarisation en masse » (p.279). Seule « l’expérience culturelle » permet de se sauver du rationalisme technique morbide (p.283-285). « L’inutile peut se révéler essentiel » (p.285).
GORI fait par ailleurs observer que l’information ne suffit plus pour mobiliser : il faut retrouver le sens des expériences (p.286) en impliquant la parole des professionnels, des travailleurs, des opprimés (p.287). Le politique et la langue de ceux qui dominent ce champ ont perdu leur spécificité, ont confondu les moyens et les fins et s’inspirent de l’économie et du pouvoir. Pour préserver la démocratie le politique devrait selon GORI rester autonome (p.292-294). Nous devons ensemble soutenir cette « angoisse devant l’autonomie », par exemple à travers les sciences et la philosophie qui doivent être « à la disposition » de la démocratie (p.296-298). Cette dernière s’est en effet émancipé des religions et des tyrannies pour se jeter « dans les bras du marché » : nous sommes ses « enfants trahis » (p.298).
Se référant aux travaux de B. CASSIN, notamment sur le sophisme, l’auteur montre également que le politique est porté par des enjeux de langage et de partage de ce langage (p.299-301). Le politique doit en effet « ouvrir à la pluralité des significations » pour retrouver la véritable démocratie, c’est-à-dire un processus collectif (p.302-303). Il revient enfin sur la « mascarade » comme symptôme de dysfonctionnement de la norme (p.304-305), et affirme qu’il faut pouvoir « penser poétiquement le monde » et sortir le langage de tout système de signe qui l’enferme (p.307). « Il faut permettre au langage et à la parole politiques de troubler l’ordre « normal » » (p.308).
[…] [2] À propos de gouvernance par les nombres et de normes techniques court-circuitant les normes juridiques, se référer à Supiot Alain, La Gouvernance par les nombre, Paris, Fayard, 2015, ou encore Gori Roland, La Fabrique des imposteurs, Paris, Les liens qui libèrent, 2013. […]
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