Jonathan Louli, le 18 avril 2020, Quartiers populaires : le Covid-19 inquiète les « éduc’ de rue », dans Rapports de force, en ligne
Article disponible sur le site Rapports de force
Depuis le début de la crise sanitaire, les éducateurs et éducatrices de rue ont été contraint.e.s d’abandonner leur quartier d’intervention. Leur désertion forcée de la rue laisse les habitants dans un face à face parfois compliqué avec la police et exacerbe leur précarité. Assigné.es à un travail de gestion, ils et elles s’inquiètent. Cette période a priori provisoire ne pourrait-elle pas transformer durablement leur métier ?
Article complet :
« Le sort des jeunes qu’on accompagne est impensé, rien n’est fait pour ce public ». Paulo* est éducateur en prévention spécialisée (aussi appelé « éducateur de rue), en région parisienne. Habituellement, son travail se base sur la rencontre avec des habitant.e.s d’un quartier populaire, où est implantée son association. Avec pour objectif de contribuer au lien social et d’aider les adolescent.e.s et jeunes adultes à surmonter différents types de problématiques, à travers une relation socioéducative individuelle ou collective.
Mais, comme nombre de ses collègues, depuis le début de la crise du Covid-19, il a été contraint par le Département d’abandonner son quartier d’intervention et son public. Enjoint à rester en liaison téléphonique avec les familles, il a perdu le contact avec un certain nombre de jeunes qu’il suivait : beaucoup n’ont pas de téléphone, peu de crédit, ou ne trouvent pas d’intérêt à téléphoner aux professionnel.le.s lorsque les démarches d’insertion sont au point mort.
Dans d’autres départements, pour pallier le manque de contacts humains certaines équipes de prévention spécialisée en sont réduites à proposer des « ateliers cuisine virtuels », des « concours du meilleur confinement », ou encore de l’aide aux devoirs à distance, détaille un article du Média Social. « A distance, notre travail est plutôt limité », résume Sylvain*, éducateur en Ille-et-Vilaine.
Enfin, quand les éducateurs parviennent à rentrer en contact avec leur public, il n’est quasiment plus possible d’orienter le jeune vers les associations du quartier. Les partenaires ou les institutions qui pourraient les aider dans leurs démarches ayant pour la plupart fermé leurs portes au public, les équipes éducatives se trouvant donc encore plus démunies.
C’est dans la rue que ça se passe !
Alors que les éducateurs sont privés de rue, les situations dramatiques se multiplient et ne peuvent fatalement pas être prises en charge. Paulo et ses collègues reçoivent des nouvelles très inquiétantes des jeunes et des familles de leur quartier d’intervention : « Il y a des logements où les gens sont confinés à quinze, certains paient la location d’un balcon ! », témoigne l’éducateur. En téléréunion entre collègues, ils s’inquiètent : « Un jeune a disparu de l’hôtel social où il était placé, il n’a pas de téléphone. Qu’est-ce qu’on peut faire ? »
De plus, sans prévention ni médiation les violences policières se multiplient dans les quartiers populaires. « Dans la rue, il ne reste que les jeunes et la police, la tension ne fait que monter (…) Nous avons été contactés il y a quelques jours par des jeunes qui nous disaient qu’’ils se sont faits gazer sans sommation alors qu’ils étaient assis dans une voiture. D’autres jeunes nous disent que des policiers ont déchiré leurs attestations, les ont insulté. C’est pire qu’en temps normal », continue Paulo.
Jean-Paul Toussay, éducateur de rue à Paris et ancien délégué syndical, est lui aussi préoccupé après son unique passage sur son quartier d’intervention depuis le début du confinement : « Les jeunes se mangent des coups et des amendes toute la journée ! À la rentrée, certains vont avoir des sommes astronomiques d’amendes à payer, ils ne pourront pas s’insérer ! »
Encore récemment, Paulo a reçu un appel d’un jeune de son quartier d’intervention qui a filmé depuis sa fenêtre une scène d’une rare violence : « Des policiers se sont approchés de jeunes assis dans leur voiture et les ont arrosés de coups, sans sommation, sans même chercher à les contrôler, puis sont partis. » L’éducateur se demande : « Nous savons que certains des jeunes que nous suivons sont présents sur les quartiers, alors pourquoi pas nous ? Nous sommes censés faire de la prévention, nous pourrions distribuer des masques, sensibiliser aux gestes barrière ! (…) Il est insensé de nous empêcher de faire notre travail de rue. »
La gestion remplace la prévention
Pour Paulo et Sylvain, comme pour nombre de leurs collègues, la hiérarchie « navigue à vue ». Les éducateurs regrettent qu’on ne leur laisse pas la possibilité d’adapter leur action en fonction des besoins de chaque quartier : « C’est totalement absurde, ils nous interdisent de travailler sur le quartier, et en même temps ils nous demandent de rendre compte de ce qu’on fait », déplore Paulo.
Jour après jour, ils doivent rapporter à la fois la vie des habitants de leur quartier d’intervention et leur propre activité : « On doit faire des compte-rendus des liens gardés, des états des lieux de l’ambiance des quartiers », explique Sylvain.
Paulo rit jaune : « Ils nous donnent des devoirs, on doit lire des documents de travail, leur faire des fiches de lecture, des écrits… Ils vont vraiment lire tout ça ? ». Des tableaux de bord doivent être remplis rendant compte du nombre d’appels passés et reçus par jour, avec l’identité des personnes entendues, les thématiques abordées, la durée de l’appel. Mêmes tensions dans la structure de Jean-Paul Toussay : « On nous demande de rendre trois fois par semaine une fiche de contact au nom de chaque collègue qui liste les personnes suivies tout en conservant leur anonymat ». L’éducateur déplore les méthodes de certaines hiérarchies, : « On t’amène dans le bureau, on te fait comprendre que si tu joues le jeu ça sera bon (…) On fait comprendre aux éducateurs que s’ils sont bien dociles, ils auront leur SMIC tranquillement ». Florence, éducatrice dans le même département, confirme : « On nous a dit : “si vous ne voulez pas être au chômage partiel, il faut faire ce qu’on vous dit. On se bat pour vos postes !” ».
À part le fait que ces compte-rendus peuvent être assimilés à du flicage de la population et des professionnel.le.s, le problème pour ces derniers est qu’on peut douter de la capacité de ces documents à refléter quelque chose de réellement significatif, « En plus on n’a la vision que de certaines familles, et des réseaux sociaux… ça me fait doucement rire », déplore Sylvain.
Jean-Paul Toussay confirme : « Si c’est juste lister pour lister ça n’a pas d’intérêt (…) J’échange en équipe à propos de situations problématiques, mais pour le reste j’ai dit à la direction qu’ils les fassent eux-mêmes, leurs fiches ».
Pourtant, l’ancien délégué du personnel et certains de ses collègues parisiens, veulent être « force de proposition » et cherchent comment rendre ces outils gestionnaires utiles au travail éducatif de terrain : « nous sommes d’accord pour discuter sur le sens de ces outils, à propos d’un jeune qui a un problème spécifique. Nous avons proposé d’autres formes d’écrits et demandé à ce que ces outils servent au moins à préparer le retour à la normale… mais les directions ne veulent rien entendre, et ne veulent pas réfléchir ».
Nouvelles coupes budgétaires en perspective ?
Les associations du secteur étant souvent des « variables d’ajustement » financières pour les autorités, certains éducateurs.ices se demandent si leur désertion contrainte des terrains ne servira pas à justifier des coupes budgétaires a posteriori, dès lors que les difficultés économiques vont à nouveau mettre les financeurs sous pression.
« Le risque si on remplit ces fiches et qu’on fait tout ce qu’ils demandent c’est que certaines directions disent aux financeurs : “regardez, ils arrivent à faire le même travail à distance !” (…) On nous poussait depuis quelques temps à faire de la “rue numérique”, en nous faisant comprendre que c’était la condition pour que notre agrément soit renouvelé. Maintenant, on n’aura plus le choix », explique Jean-Paul Toussay.
Il a pourtant été observé que les fermetures d’équipes éducatives, dans des quartiers où elles sont quasiment les derniers intervenants, provoquent un effroyable sentiment d’abandon des habitants de quartiers populaires, et des ravages politiques et sociaux considérables : « On va revenir après deux, trois mois d’absence, on va leur dire quoi aux jeunes, alors qu’ils voient passer des livreurs, des gens qui partent travailler en transports en commun ? », demande Paulo. Jean-Paul confie quant à lui que la seule fois où il a pu se rendre sur son quartier d’intervention, « Les jeunes étaient surpris de me voir. Ils avaient intégré le fait que dans ces moments difficiles comme ça, les éducateurs ne sont pas là ». Certains, comme Paulo, qui s’est porté volontaire à l’appel du Département pour aller prêter main forte dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance, espèrent que « La prévention spécialisée sera soutenue quand elle en aura besoin, tout comme elle a soutenu les autres secteurs en difficulté durant la crise. »

bonjour Mr Louli,
tout d’abord merci pour votre travail de recherche et de décryptage de la situation de la prévention spécialisée.
j’ai exercé en tant qu’éduc de rue pendant une dizaine d’années avant de finir chef de service d’une équipe de prévention spécialisée,. Poste que j’ai réussi à tenir 4 ans avant de quitter le service et l’association pour laquelle je travaillais, pour des raisons d’orientations politiques.
votre article m’a fait bondir, et je ne comprends pas votre point de vue. Vous d’habitude si offensif, vous acceptez votre situation d’une manière bien docile. (désolé pour les termes forts mais la colère (de cette situation) que je contiens a trouvé dans votre rapport à la situation une raison de m’exprimer. Avant votre article j’avais prévu de vous interpellez pour vous alertez sur la situation dans les quartiers populaires mais surtout sur la situation de la prévention spécialisée qui a bien vite désertée ses quartiers d’arpentage. la position victimaire de l’éducateur de rue qui n’a pas le droit de sortir n’est pas entendable. Si vous voulez vraiment être aux côtés des familles et des jeunes sur les territoires il y a pleins de moyens d’y être. La dénonciation de votre quotidien et des taches abjectes que l’on vous demande contribueront certainement à porter le coup fatal (prévisible) à la prévention spécialisée. Pour ne pas répondre à ces demandes technocratiques vous avez le choix de vous (les éducs de rue) mettre en grève, de vous mettre en arrêt maladie, moyens qui permettraient d’engager le rapport de force avec vos institutions gestionnaires et les différents départements. De nombreux intervenant socio éducatifs inventent et créent les manières d’être présents physiquement sur les quartiers. Dans la ville où j’ai travaillé c’est les maisons de quartiers qui ont pris les choses en mains et qui organisent les présences physiques sur les différents territoires (la prev ayant bien entendu désertée cette instance à laquelle elle était fortement conviée et attendue…. Les dégâts en terme de partenariat risquent d’être conséquents, et je vous laisse imaginer les dégâts en terme de liens avec les habitants qui auront côtoyer d’autres professionnels…
Les éducs de rue ont enfin l’occasion de mettre en pratique leur discours transgressifs avec des actes, mais là personne. Tout le monde s’accommode tant bien que mal à cette foutue « veille éducative », ce télé travail insensibilisant….évidemment dans la dénonciation parce que quand même on a une éthique….
Votre employeur ne peut vous interdire d’aller faire du bénévolat au sein d’une asso du quartier qui est en première ligne et auprès des personnes. Que les éducs de rue prennent leurs responsabilités mais surtout, s’il vous plait, ne venez pas pleurer quand les fondamentaux de la prev seront totalement démolis.
Ce petit commentaire est un peu agressif mais cela est surement lié à l’attachement que j’ai, j’avais sur cette approche essentielle et profondément humaine qu’est la prévention spécialisée. Quand j’ai quitté ce taf il ya bientôt un an, j’étais en fort désaccord avec les orientations politiques associatives et institutionnelles, aujourd’hui je suis en désaccord profond avec les pratiques (ou plutôt la désertion) des « éducs de rue 2.0 ».
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Bonjour Stéphane,
Merci pour votre commentaire, je partage largement vos analyses, à part qu’il y a un quiproquo : je ne travaille plus comme éducateur en prévention spécialisée depuis plus de deux ans (j’ai tenu beaucoup moins longtemps que vous face aux invasions gestionnaires et sécuritaires)… J’ai justement démissionné parce que je n’étais plus d’accord avec les méthodes managériales de ma direction associative et avec le terrorisme comptable du Département… Pour l’avoir vécu de l’intérieur et en avoir été « victime » je vous rejoins totalement sur l’absence de combativité collective des acteurs et actrices de terrain de la prévention spécialisée – qui s’explique à mes yeux par la faiblesse numérique mais surtout par l’absence de structure militante collective fédérant les personnels non-cadres de la prévention spécialisée.
Inutile donc de vous excuser pour la tonalité de votre commentaire, que je ne trouve pas agressif, j’aurais moi-même bien voulu être plus critique mais les contraintes propres au travail journalistique (que je découvre avec cet article, paru sur le site Rapports de force) m’ont limité, et j’ai du me tenir à mon premier objectif, qui était de donner la parole à des éducateurs et éducatrices pour retranscrire ce qu’ils et elles vivaient dans le feu de l’action. J’ai d’autres données empiriques qui devraient me permettre de produire un article de fond plus critique, et votre commentaire ne fait que m’encourager dans cette voie.
Merci, et à bientôt j’espère !
Jonathan
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Bonjour,
Pauvre Paulo, surveiller et contenir en distanciel ou présentiel numérique hic !
Ou bien sans doute en « veille éducative » pauvre éducatrice de prèv° menacé d’avant et d’après, mais tel un pangolin toujours présent.
Notre collègue Pascal Le Rest a tout résumé dans son dernier livre (pour les éduc° de rue qui auraient encore le courage de lire au-delà du sempiternel courriel du CNLPAPS (AH merde je me suis gouré dans le sigle simplement une erreur d’humeur).
En tout cas arrêtez de nous enflammer avec ce type de post là n’est pas là l’urgence et le terrain, terrain, terrain terrain… Bordel au-delà du présentiel distancier facebookiens… Laissez-moi rire…
En MAS il morfle en ce moment alors laissez-moi rerire les punks éduquent° de rue à la marge que du fion…
Un ancien
Biz
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Bonjour,
je m’appelle Jean-Paul Toussay. J’ai participé à l’élaboration de l’article cité ci-dessus. Je souhaiterai apporter une précision concernant les fiches contact que la direction nous a demandé de remplir durant le confinement. cette fiche était nominative par rapport aux travail des éducateurs, mais pas nominative en fonction des jeunes suivis.
Merci de prendre en compte les précisions apportées.
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