Quelques précisions sur les positions de l’auteur de ce blog
I.
Nous sommes un certain nombre ici bas à être rongés par l’intranquilité face à l’état de la vie en société et face à l’état de notre système. Un certain nombre qui ne parvient pas à se murer derrière l’insensibilité, et qui cherche à lutter contre les peines sociales et collectives produites par les institutions aliénantes, par les hiérarchies et pouvoirs en place. Nous luttons par différents moyens, à différentes échelles, suivant différentes idées ou différentes logiques.
Je suis solidaire de toutes celles et tous ceux qui appellent et entretiennent l’autogestion collective et individuelle, l’aller-retour permanent entre autonomie de chacun et solidarité de tous. Cet aller-retour est la base d’une démocratie réelle, qui n’est autre qu’ « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». C’est une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité travailler dans le social. Mais l’une des principales forces du système politique et social auquel nous nous opposons est de parvenir à si bien nous diviser.
A nous diviser entre nous selon des appartenances, des possessions, des statuts, des identités artificielles. A nous diviser même à l’intérieur de nous-mêmes, en divisant ce que l’on apporte à la société en tant qu’individu. Marx fait bien observer que le propre de l’être vivant est d’être actif, productif, sinon il meurt de faim. Pourtant, lorsque la logique marchande colonise de plus en plus nos vies, elle nous oblige à gérer en fonction de leur rentabilité les différentes activités que nous pourrions avoir, nos différents savoir-faire, nos envies, nos idées. Il y a le « temps de travail » et ce qu’il y a hors du « temps de travail ». Plus le temps en emploi grandit, plus on est riche et spécialisé, plus le temps hors emploi grandit, plus on est pauvre et libre. Généralement, le salarié est dans une prison dorée, tandis que le sans-emploi est pauvrement libre.
Je suis solidaire de toutes celles et tous ceux qui appellent et entretiennent l’émancipation collective et individuelle, à commencer par l’émancipation de l’emploi. Mais comme la plupart, je dois apprendre péniblement à rationaliser mon activité, à rationaliser mon temps. J’ai appris que le principal apport que je peux faire à nos luttes et à nos mouvements relève du travail sur les idées, sur la pensée. C’est un travail d’écriture et de lecture, mais c’est aussi une forme de vulgarisation ou d’éducation populaire, à travers des comptes-rendus d’ouvrages, des interventions orales lors d’évènements militants, des entretiens radiophoniques, de la formation de collègues, d’amis, d’étudiants et de camarades… Je m’efforce d’aider à s’armer intellectuellement toutes celles et tous ceux que cela peut intéresser.
S’armer intellectuellement sur des sujets de fond n’est pas une fin en soi, n’est pas suffisant, n’est parfois pas utile dans certaines situations. Ma pierre à l’édifice peut avoir l’air d’un pavé aux yeux de certains, elle peut être trop polie pour d’autres. Mais je pense que c’est ce que je fais de mieux pour ce que je conçois être l’intérêt général. Ce n’est donc pas par hasard que j’ai un intérêt spécifique pour le secteur du social, qui justement est traversé par de multiples questionnements.
II.
Le social est en large partie une activité professionnelle. Rien que sous ce point de vue, il est une forme d’oppression des classes sociales peu fortunées qui sont contraintes de se salarier pour vivre. La plupart de ces métiers sont très mal payés, assez peu valorisés, et plus durs qu’ils n’en ont l’air car ils demandent un important investissement psychique, humain voire affectif. Le cadre professionnel de ces métiers est fondé par des politiques publiques qui leur attribuent comme visée, au mieux, d’aider des nécessiteux à supporter leurs conditions d’existence, au pire, de les « insérer » dans le moule de la norme. Sous ce point de vue également, il est une forme d’oppression de tous ceux qui sont aux marges du système. Le social est un ensemble de dispositifs et d’institutions qui sont d’abord des produits de l’Etat social. Ils sont encadrés, et peuvent être instrumentalisés par les instances étatiques, instances qui peuvent éventuellement avoir des aspects « sociaux » tant qu’ils ne contrarient pas tous les autres pouvoirs que concentre l’Etat, ou tant que ce dernier y trouve un intérêt.
Pour autant, les professionnel.le.s du social ne travaillent pas directement pour l’Etat. On leur dit qu’ils travaillent pour les dispositifs de solidarité, pour faire accéder les gens à l’autonomie. Sur le terrain, ces abstractions permettent différentes interprétations, qui peuvent produire des marges où se plantent des graines de subversion. Il faut du temps, de la créativité, des conditions qui le permettent, mais parfois peuvent s’ouvrir des brèches dans les rituels et mises en scène à travers lesquels le social apprend aux marginaux à se rapprocher de la normalité. C’est pour ces raisons que j’ai souhaité travailler dans le social. Pour défendre une certaine vision de l’autonomie et de la solidarité, tout en essayant de la détacher le plus possible du ruissellement des pouvoirs d’Etat.
Je déchante souvent en me rendant compte à quel point il est difficile de défendre l’autogestion individuelle et collective, tout en étant bridé par des directives hiérarchiques, des contraintes institutionnelles, des injonctions des politiques dominantes, des contingences matérielles de nos services comme des personnes accompagnées, qui peuvent produire chez ces dernières l’inverse d’une prise de conscience des oppressions. Le travail social est avant tout un travail, un job. Il peut être dur, ingrat, aliénant, déprimant, angoissant. Ce n’est pas tant l’activité consistant à soutenir des congénères qui l’est, mais surtout le fait de devoir le faire dans un contexte de contrainte salariale et de domination institutionnelle, politique et économique. Les professionnel.le.s du social appartiennent bien au grand prolétariat, à la classe sociale de celles et ceux qui sont contraints de se salarier pour survivre, au service d’un employeur, et dont les métiers tendent de plus en plus vers du travail à la chaîne, du travail d’usine, contraint, formaté, planifié. Les travailleurs sociaux ne valent pas mieux que les autres prolétaires : adieu la vocation, adieu la dévotion, bonjour l’exploitation, bonjour l’aliénation. Des professionnel.le.s de plus en plus nombreux pressentent que pour redonner pleinement son sens à leur travail, les questions de posture et d’éthique nous aident de moins en moins à penser, au fur et à mesure que deviennent urgentes les questions de luttes contre la toute-puissance des décideurs, posées par les mouvements autogestionnaires de travailleurs et de travailleuses.
Pour amener les personnes accompagnées à se gérer elles-mêmes et à se construire pleinement le sens de leur existence individuelle et collective, il faut que les acteurs qui en sont les plus proches puissent eux aussi gérer eux-mêmes leur activité, individuellement et collectivement, sans qu’ils soient déresponsabilisés et dépossédés de leurs capacités d’action par des décideurs omnipotents et éloignés des réalités de terrain. Pour favoriser l’autogestion individuelle et collective des personnes accompagnées, il faut favoriser l’autogestion individuelle et collective des travailleurs sociaux. Personne ne connaît mieux le terrain que les personnes qui le fréquentent quotidiennement.
Jonathan LOULI

« Il n’y a nulle part pour nous dans le monde du pouvoir »
Valparaiso (Chili),
(photo : Jonathan Louli)
[…] Pour plus de précisions quant à mes positions tu peux consulter ce billet. […]
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