Jonathan Louli, septembre 2016, « Santé, social : même ministère, même combat ! », in Terrains de Luttes
Texte complet :
Santé, social : même ministère, même combat !
Le 21 juin 2016, les professionnels du social, du médico-social, de la santé et la psychiatrie ont défilé côte à côte, tous en lutte contre divers projets de réformes portés par le ministère des affaires sociales et de la santé[1]. Retour sur les implications de cette mobilisation en cours.
Un ministère qui nourrit l’hydre néolibérale
Cette journée, qui a rassemblé plusieurs centaines de personnes, était appelée principalement par une intersyndicale du travail social[2], et voulait avant tout s’inscrire dans la continuité de plusieurs années de mobilisation des travailleurs sociaux contre le projet de destruction de leurs formations historiques. Les étudiants et professionnels mobilisés ont défilé entre le Ministère des Affaires Sociales et de la Santé, où une délégation a été reçue, et le siège de la Direction Générale de Cohésion Sociale dans Paris, où se réunissait ce jour-là la Commission Professionnelle Consultative du travail social (CPC), instance qui porte ce projet de réforme auprès du gouvernement[3]. Ce projet vise à supprimer la multitude des formations et des diplômes existants pour n’en garder qu’une poignée, organisée autour de cinq niveaux de qualification, et spécialisés en fin de cursus : éducateurs et éducatrices spécialisés, assistants et assistantes de service social, conseillers et conseillères en économie sociale et familiale, éducateurs et éducatrices de jeunes enfants, etc., sont appelés à disparaître en tant que tels. Depuis des années, les militants manifestants dénoncent un projet tendant à uniformiser et déqualifier ces professions, tout en nuisant au contenu des formations, et donc à la qualité et au sens des pratiques professionnelles.
Les travailleurs sociaux ont rapidement été rejoints dans leur appel à défiler jusqu’au Ministère par les professionnels de la santé et de la psychiatrie. Ces derniers dénoncent, de leur côté, la casse de l’hôpital public (pas seulement l’hôpital Necker), notamment à travers la mise en place des Groupements Hospitaliers de Territoire (GHT). Cette mesure contenue dans la loi de santé promulguée en janvier 2016 vise à organiser la fusion administrative de plusieurs établissements pour rationaliser les modes de gestion et mutualiser certains moyens et fonctions[4], tels que les systèmes d’information, une partie de la comptabilité, la formation, tandis que les activités administratives, logistiques, techniques et médicotechniques tendront à être concentrées dans l’établissement « support » au sein du groupement. Le risque est de donner naissance à des mégastructures hospitalières au management déshumanisé, au sein desquelles diverses activités seront finalement sous-traitées au secteur lucratif, tandis que des déserts hospitaliers risquent de voir le jour dans certaines zones rurales.
Par ailleurs certains services ou secteurs professionnels sont très directement mis en danger, comme par exemple la psychiatrie, que la loi de santé et les GHT menacent de réduire à « une spécialité médicale comme les autres et remettant en cause sa politique historique de secteur, par son intégration au sein des hôpitaux généraux »[5]. Autrement dit, la psychiatrie humaniste qui s’est développée au long de la seconde moitié du XXème siècle est menacée de disparaître.
Santé et social face à un même processus d’industrialisation
Les secteurs de la santé et du social font donc face à des dynamiques similaires de rationalisation des pratiques professionnelles et de marchandisation de leurs cadres de travail.
La rationalisation des pratiques professionnelles s’observe à travers la multiplication des grilles de codification des actes et des pratiques, telles que les « démarches qualité », ou les évaluations normatives, basées trop souvent sur les seuls arguments quantitatifs, et sur la correspondance des résultats reportés par les acteurs avec des critères administratifs et technocratiques insensés. Cela se traduit par un gaspillage de temps, d’énergie et de fonds publics, consacrés au remplissage de grilles et tableaux contenant uniquement les quelques items qui intéressent les évaluateurs, mais qui ne reflètent pas le cœur des métiers, et sont même souvent impossibles à évaluer ou sans intérêt (nombre de relogements, pourcentage de personnes en « emploi durable », taux de personnes satisfaites, nombre d’enfants emmenés en sortie…) Ces modes gestionnaires de lecture de l’activité sont imposés de façon autoritaire par des bureaucrates coupés des réalités humaines de terrain et de leurs significations[6].
La rationalisation des pratiques professionnelles se déploie également à travers les réformes des formations. Ce processus, qui touche aussi de manière transversale les secteurs de la santé, du social, de la psychiatrie, du paramédical, etc., a les mêmes effets d’uniformisation et de standardisation des pratiques professionnelles : des formations réformées et appauvries, car recentrées autour d’un « tronc commun », laissant moins de place aux sciences humaines et aux spécificités historiques des professions, laissant moins de place également aux stages et à l’apprentissage sur le terrain ; des formations qui inculqueront à tous les mêmes savoirs, les mêmes méthodes, les mêmes façons de traiter les problèmes du quotidien, bref, des formations qui préparent au travail à la chaîne.
Le processus de marchandisation, quant à lui, est à la fois préparé et prolongé par ces dynamiques de rationalisation des pratiques professionnelles. Il se manifeste notamment dans le développement de la sous-traitance au secteur privé de diverses activités qui devraient relever des services publics ou de l’économie sociale et solidaire ; dans l’apparition d’établissements privés et lucratifs ayant les mêmes missions que les secteurs associatifs ou publics, et qui les forcent dans une logique de concurrence acharnée et mortifère ; dans la diminution des budgets publics alloués aux secteurs associatifs ou publics ; dans l’appel, en conséquence, à des financements privés, tels les Contrats à Impacts Sociaux[7]. Ces mécanismes, qui s’alimentent les uns les autres, de marchandisation des secteurs sanitaires et sociaux, sont par ailleurs renforcés par les logiques portées par les traités internationaux de libre-échange, qui préparent la libéralisation des secteurs associatifs et publics (notamment l’Accord sur le Commerce des Services).
Ainsi, la combinaison spécifique d’un processus de rationalisation des pratiques professionnelles et de marchandisation des secteurs sanitaires et sociaux peut nous amener à considérer que ces derniers sont face à une vaste logique d’industrialisation du cadre et de la signification de ces activités. Cette logique d’industrialisation est bien entendu en contradiction totale avec les fondements de ces « métiers de l’humain », comme les appellent les professionnels, métiers de la relation sociale, du soin et de l’accueil, qui imposent au professionnel de s’adapter à chaque personne accueillie, différemment, de l’écouter, de prendre le temps de la rencontre, de la compréhension et de la confiance mutuelle. Refonder ces métiers selon les critères d’une logique industrielle portant un travail standardisé et soumis aux impératifs de rentabilité risque de mener à des catastrophes humaines et sociales.
A nouveau en grève le 8 septembre !
Mais l’enjeu de ce processus d’industrialisation des secteurs sociaux et sanitaires n’est pas qu’économique et budgétaire. L’État sait dépenser sans compter pour lutter contre le terrorisme et l’insécurité, réduire les cotisations sociales des entreprises, accueillir une compétition internationale de football, etc. La France est toujours l’un des pays les plus riches du monde. L’industrialisation des secteurs sanitaires et sociaux est aussi un enjeu de pouvoir et de contrôle. À travers les contraintes gestionnaires, budgétaires et réglementaires, il s’exerce un pouvoir sur les professionnels et surtout ce qu’ils font, eux qui sont constamment confrontés à l’injustice sociale, à la souffrance humaine et à l’irrationalité du système actuel. Contrôle des personnes accompagnées ou accueillies, elles-mêmes souvent en marge, en difficulté, en colère, reflets de notre société qui marche sur la tête. Mais c’est aussi, tout simplement, la conséquence de l’extension continue du pouvoir d’État, qui, telle un vaste service de management, espère pouvoir gérer totalement le fonctionnement de la société… au risque de devenir totalitaire ? Les enjeux sont donc politiques et idéologiques par-dessus tout : les ministères font bien des choix, prennent des décisions, éclairés à l’aune d’un projet de société spécifique. La lutte contre ce projet de société est donc proprement politique – non politicienne et partisane, mais politique au sens large, qui renvoie à la façon dont la société et ses membres décident de s’organiser.
Espérons donc que ces luttes paieront, et que le mouvement perdurera, témoignant du fait que nombreux sont ceux qui souhaitent défendre non seulement les travailleurs des secteurs sanitaires et sociaux, mais aussi, de ce fait, les personnes soutenues par ces travailleurs, autrement dit tous ceux que la société elle-même, souvent du fait de son fonctionnement, rend vulnérables. Prochain rendez-vous dès le 8 septembre 2016, à l’appel de la principale intersyndicale en travail social[8].
Jonathan Louli,
Sociologue, anthropologue, travailleur social en banlieue parisienne
https://pagesrougesetnoires.wordpress.com/
[1] Constats et revendications sur le site de SUD Santé Sociaux : http://www.sudsantesociaux.org/le-21-juin-medico-social-et.html
[2] Collectif des états généraux alternatifs du travail social (EGATS), constitué par SUD, la CGT, la FAFP, la FSU, l’UNEF et le collectif Avenir’Educ : http://www.egats.fr
[3] Instance à fonction consultative sur les questions de formations, placée auprès du Ministère des affaires sociales, et formée par dix représentants de syndicats employeurs, dix représentants de syndicats de salariés, dix représentants ministériels, dix représentants d’institutions qualifiées : http://www.social-sante.gouv.fr/espaces,770/affaires-sociales,793/dossiers,794/travail-social,1962/le-dossier-complet,1973/la-commission-professionnelle,12611.html
[4] Voir l’analyse réalisée par SUD Santé Sociaux : http://www.sudsantesociaux.org/le-ght-une-reforme-de-l-hopital.html
[5] Communiqué de la Commission Psy, Soins, Accueil (Nuit Debout, Paris) : http://psysoinsaccueil.canalblog.com/archives/2016/06/05/33919619.html
[6] Jonathan Louli, 2014, « Critique des bâillonnements », in Cahiers de la PRAF, n°3, pp.19-22, en ligne : http://www.praf-alsace.org/images/cpn3.pdf
[7] Voir le dossier web du Collectif des Associations Citoyennes : http://www.associations-citoyennes.net/?p=7308#more-7308
[8] Appel et informations relayées sur le site de SUD Santé Sociaux : http://www.sudsantesociaux.org/greves-et-manifestations-le-8.html
Bonjour Jonathan. J’ai lu un autre de vos articles qu va dans le même sens, « Le travail social en voie d’industrialisation ? ». Ces idées en résistance sont séduisantes et je m’y retrouve bien, mais ce que j’ai du mal à saisir c’est ce qu’il en est des propositions concrètes : sortir du système, mais comment, ou essayer de l’influencer de l’intérieur, et comment ?
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Salut à vous et merci pour votre retour !
Je pense effectivement que se retirer du système – par exemple en constituant des ZAD et des espaces d’autogestion – est un bon moyen, par ailleurs sans violence, de pousser celui-ci à l’effondrement, en le privant simplement de sa main d’oeuvre, de ses consommateurs, de ses électeurs, de ses spectateurs, etc. (qui ne sont autres que nous mêmes).
Néanmoins, j’ai parfaitement conscience que beaucoup d’entre nous ne peuvent pas ou ne veulent pas quitter leur boulot, leurs propriétés privées, leur logement… pour différentes raisons et d’abord parce que l’avenir qu’on nous présente est très incertain. Je pense donc que pour celles et ceux qui ne peuvent se soustraire au système, il y a toujours moyen de le subvertir de l’intérieur. Je n’ai pas de formule magique mais la piste que j’espère explorer à travers mes recherches et activités est la constitution de collectifs d’action, notamment en vue de faire front commun avec des personnes accompagnées. La logique étant de trancher la question : le travail social doit-il servir l’Etat et la croissance économique, ou bien les intérêts définis par les gens, les personnes accompagnées ?
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Merci pour ce retour. J’avoue que je ne me sens pas de me lancer dans le zadisme, effectivement, mais les collectifs d’action avec des personnes accompagnées m’intéressent bien, oui, c’est la bonne piste.
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[…] Jonathan Louli, septembre 2016, « Santé, social : même ministère, même combat ! », in Terra… […]
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[…] « Santé, social : même ministère, même combat ! », disions-nous il y a quelques années, à l’occasion d’une nouvelle salve de réformes néolibérales qui suscitaient l’opposition en raison de leur caractère antidémocratique : le délabrement des secteurs sociaux, médico-sociaux et hospitaliers s’explique bien par ces processus d’industrialisation qu’ils subissent depuis des décennies, sous le coup du terrorisme comptable et gestionnaire imposé de façon non-démocratique à des professionnel.les prolétarisés et des bénéficiaires méprisés. La crise actuelle est un analyseur, un révélateur, de la régression des principes démocratiques dans l’action de l’appareil d’État. Comme le remarque le chercheur Samuel Hayat sur son blog, « la pandémie de Covid-19 distord notre horizon politique » car elle révèle à quel point notre appareil d’État s’est délibérément déconnecté des principes démocratiques essentiels, et à quel point, en cas de crise, son fonctionnement diffère assez peu de celui des États dictatoriaux : « Alors que les démocraties étaient censées se caractériser par un plus grand attachement aux principes à la fois politiques et moraux d’ouverture, de transparence, de solidarité, tout autant que par leur efficacité à prendre soin de leurs citoyens, la pandémie vient révéler qu’il n’en est rien. Dans la crise, les États dits démocratiques agissent avant tout comme des États, ni pires ni meilleurs que des dictatures, et non comme des démocraties ». […]
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